MasterClass | Le rôle critique des tiers-lieux dans la société


Cette Masterclass a été préparée en partenariat avec Erasmus + et la plateforme EPALE de la commission européenne. Elle est basée sur l’article : La politisation des tiers-lieux et reprend des éléments de plusieurs interventions effectuées cette année:
- La Rencontre annuelle de l’European Foundation Center qui eu lieu le 19 octobre à Vienne en Autriche
- Le Forum National de L’ESS qui a eu lieu le 20 octobre à Niort (Nouvelle Aquitaine)
Cette Masterclass est découpée en trois parties. La première introduit un panorama de la situation des tiers-lieux dans le monde, une seconde partie présentant deux exemples de situations où les tiers-lieux ont joué un rôle signifiant et une dernière partie sur les raisons pour lesquelles il apparaît que les tiers-lieux sont essentiels dans les sociétés humaines, spécialement en cette période de turbulences.
Définition du concept de tiers-lieux

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De quoi parle-t-on quand on parle de tiers-lieux ?
Vaste question à ne pas éviter, car on peut lui faire dire n’importe quoi. Et ne pas les définir crée une situation où tous lieux publics peuvent être considérés comme des tiers-lieux.
Pour revenir rapidement à la base du concept : il est formulé dans les années 80 par le sociologue Ray Oldenburg pour souligner l’importance des lieux de sociabilité dans les villes, et plus généralement dans les sociétés humaines. Donc, lorsque que l'on parle de tiers-lieu, on pense lieux de sociabilité. Mais ce concept est formulé en référence aux lieux de sociabilité traditionnels et à leurs usages. Comme les bars, les restaurants, les coiffeurs ou même les églises.
Il repose sur une compréhension de la conception de sociabilité spécifique qui prend appui sur les travaux du sociologue allemand G. Simmel. Pour Simmel la "sociabilité" est cette situation où les gens se réunissent sans autre but, que la "joie" d’être ensemble. Simmel le répète, cette situation unique est l’expérience la plus démocratique que les gens puissent avoir, car 2elle leur permet d'être pleinement eux-mêmes, en se débarrassant de tous uniformes et de toutes distinctions sociales.”
Pour Oldenburg, c’est dans les tiers-lieux que l’on peut vivre cette expérience de la sociabilité. Nous allons voir si cette compréhension est adaptée à la réalité des tiers lieux d’aujourd'hui.
Une tendance marketing mondiale

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Au début des années quatre-vingt-dix, une grande chaîne de cafés américaine de (Starbucks, pour ne pas les nommer) a utilisé Le concept de tiers-Lieux pour sa stratégie marketing. Leur idée était de réinventer l'expérience du consommateur en donnant un sentiment de communauté à leurs clients. Il s’agissait de compléter l'expérience du consommateur par une expérience sociale.
Cela a lancé une tendance marketing mondiale.
Dans le monde entier, nous avons vu apparaître des entreprises et des centres commerciaux concevoir leurs magasins comme des tiers lieux. Cette tendance s'est encore intensifiée avec l'essor d’internet et du commerce électronique. Avec l'évolution du travail et des pratiques de télétravail, nous avons vu de nouveaux types d'espaces de travail émerger. Nous connaissons tous maintenant les espaces de coworking, mais nous devons nous rappeler que l'idée de communauté était très importante au début du coworking. Et c'est pourquoi de nombreux espaces de coworking se présentaient comme des tiers lieux.
Nous avons vu le même phénomène avec les hakerspaces qui peuvent être définis comme des tiers-lieux pour hakers. Ou bien avec le mouvement des makerspaces et le mouvement fablab. Ces lieux sont fondamentalement faits pour la production, mais conçus pour les communautés et l'expérience sociale.
Aujourd'hui, nous observons une tendance globale, où les organisations accordent une grande importance à la sociabilité dans leurs activités. Nous pouvons voir des écoles qui conçoivent des tiers-lieux ou qui sont conçues comme des tiers-lieux, des musées conçus comme des tiers-lieux, des aéroports conçus comme des tiers-lieux, des banques, et même des voitures autonomes conçues comme des tiers-lieux.
Et cela ne concerne pas seulement le secteur privé.
Que veut dire une politique publique des tiers-lieux?

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Même si nous n’avons pas encore d’information ou de corpus structuré sur le sujet. Nous pouvons voir que la question est saisie dans le monde entier, de manière très différente selon les cultures et les temporalités.
Il existe en France une particularité : le sujet des tiers-lieux est saisi par les acteurs publics, même si l’essor des tiers-lieux peut être situé à partir des années 2010 et en particulier dû à des efforts de citoyens et de collectif comme les Tilios et à une documentation approfondie de leurs travaux sur la plateforme Movilab. Le gouvernement actuel tente de créer une politique publique spécifique visant à utiliser les tiers-lieux comme support de leur action publique. Plus précisément et pour citer le premier ministre Jean Castex : “À faire des tiers-lieux l’un des piliers de la relance”.
L’actuel gouvernement au travers de l’Agence Nationale pour la Cohésion des Territoires et par la création de l’instance nationale France Tiers-Lieux, a lancé plusieurs grands programmes de financements pour structurer les tiers-lieux français en filière. Il s’agit en somme d’apporter un soutien pour aider à leur développement, leur émergence et leur promotion dans tous les territoires de France.
Il faut préciser que ce que le gouvernement entend par tiers-lieux est beaucoup plus limitant que la définition initiale de lieux de sociabilité. Le gouvernement français tente de définir précisément les tiers-lieux : il s’agit “des espaces physiques pour faire ensemble : coworking, microfolie, campus connecté, atelier partagé, fablab, garage solidaire, social place, makerspace, friche culturelle, maison de services au public… Les tiers-lieux sont les nouveaux lieux du lien social, de l’émancipation et des initiatives collectives. Ils se sont développés grâce au déploiement du numérique partout sur le territoire”.
Cette approche interroge forcément. Le gouvernement français, par sa volonté d’action, consacre une approche très productiviste des tiers-lieux. On passe de lieux de sociabilité où – pour reprendre les termes d’Oldenburg – les rencontres n’ont pas d’autre but que la « joie » d’être ensemble, à des lieux de rencontre permettant aux personnes de travailler, concevoir et créer quelque chose ensemble.
Si cela dit forcément quelque chose de l’évolution de nos sociabilités, cela interroge aussi sur les raisons qui poussent à consacrer précisément cette vision. Par ce que de manière générale, la question se pose de savoir ce que veut effectivement dire une politique publique des tiers-lieux. En d’autres termes, qu’est-ce qu’une politique publique des lieux de sociabilité, qu’est-ce que cela sous-entend et quels en sont les points d’attention ?
Il est temps de reprendre nos tiers-lieux!

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Ces questionnements nous amènent à réfléchir sur la manière et les raisons pour lesquelles certaines organisations se saisissent des tiers-lieux. En 2018 la société américaine Gartner publie un rapport intitulé “Tendances de consommation, la politisation des tiers-lieux”. Dans ce rapport, la société affirme que les entreprises et les marques sont les derniers remparts contre les divisions de la société. Et que les entreprises et les marques doivent aussi créer des tiers-lieux et en faire usage pour imposer leurs valeurs dans l’espace public. Ceci fait nous fait rebondir sur le fait qu’il y a sans nul doute un enjeu à préserver nos tiers-lieux des différentes cupidités, des différentes tentatives d’orientation, de les protéger et, peut être, de les envisager comme un terrain de lutte.
À ce sujet, l'expérience de Starbucks est éclairante. En 2018, deux hommes afro-américains se rendent dans un Starbucks de Philadelphie sans consommer. Les serveurs ont appelé la police et les deux personnes ont été embarquées. Cette arrestation a conduit à des protestations et à une analyse de la sociologue Tressie McMillan lors d’une table ronde organisée par Starbucks suite à cet évènement. « Une entreprise comme Starbucks peut-elle vraiment être le tiers-lieu qu'elle essaie tant d'être? Ils (Starbucks) ont transformé en marchandise cette idée de tiers-lieux. Le problème, c'est que les tiers-lieux sont censés être faits par la culture des gens. (...) Le tiers-lieu de Starbucks est un endroit où les blancs peuvent consommer l'idée qu'ils se trouvent avec un public diversifié”.
Malgré le contexte spécifique de Philadelphie, cet exemple pose deux questions aujourd'hui :
- Peut-on encore entrer dans un tiers-lieu sans motif, sans consommer, sans volonté de produire, juste pour la joie d’être ensemble ?
- Dans quelle mesure, lorsqu’un tiers-lieu est créé ou financé par une organisation privée, mais aussi une organisation publique, n’y a-t-il pas là une tentative d’imposer ses valeurs auprès des usagers, dans les espaces publics ?
Une autre citation de cette même table ronde apporte un élément de réponse. “Nos villes et nos communautés ont besoin de tiers-lieux, mais pour profiter pleinement de leurs avantages, il est temps de les reprendre à Starbucks. Il est temps que les communautés locales commencent à créer leurs propres tiers-lieux.”
En réponse à cette injonction et dans le contexte actuel qui peut donner le sentiment d'un théâtre des tiers-lieux ou d'un “tiers-lieu washing”, je voudrais montrer justement la façon dont les communautés locales utilisent ou créent des tiers-lieux dans leur vie, en particulier lorsqu'il s'agit de situations critiques.
L'exemple de Fukushima au Japon

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Il semble que le Japon soit particulièrement avancé sur la question des tiers-lieux notamment dans les situations catastrophées.
Il y a déjà l’exemple connu de Safecast, le compteur Geiger conçu dans le hakerspace de Tokyo pour vérifier la qualité de l’air suite à la catastrophe Fukushima. Pour rappel, en 2011, après l’accident nucléaire de Fukushima, plusieurs personnes cherchant à se rendre utile se sont réunies dans le tiers-lieux pour hackers de Tokyo pour créer quelque chose plutôt que de ramasser les débris. En moins d’une semaine, ils ont créé un kit sous licence copyleft pour construire soi-même des compteurs Geiger portables et mettre ensuite en ligne les données récoltées sur une carte accessible à tous.
De nombreuses autres expériences et travaux scientifiques faisant références aux tiers-lieux ont été publiés depuis 2015, notamment par l’Institut de recherche sur les sciences des catastrophes de l’université du Tōhoku au Japon. La plupart de ces études étant en langue japonaise donc encore difficile d’accès, mais en creusant le sujet, on peut apercevoir des approches originales et passionnantes, particulièrement sur les rôles et les effets des tiers-lieux dans les communautés locales post Fukushima. Plus précisément sur le rôle qu’ont eu les tiers-lieux pour les habitants des villes évacuées après le séisme. En de nombreux endroits, des camps provisoires ont été construits pour les rapatriés. Des tiers-lieux ont été aménagés et ils ont joué un grand rôle dans la reconstruction psychologique des personnes, mais aussi dans la reconstruction sociale et professionnelle, ou bien par la formation d’un réseau de soutien sur les questions d’assurance et d'indemnisation des accidents nucléaires.
Dans ce contexte, le tiers-lieu est ici formellement pensé comme lieu de sociabilité. Précisément, selon la traduction obtenue : comme un salon. Et ces tiers-lieux-salons ne sont désormais plus uniquement envisagés et construits dans l’urgence pour pallier aux catastrophes. Mais également et surtout en prévention des catastrophes.
Il ne s’agit plus uniquement d’examiner les tiers-lieux en tant qu’agents pour la restauration après une catastrophe; mais également pour la sensibilisation à la prévention des catastrophes en temps de paix.
Les tiers-lieux en temps de paix : Le Global Humanitarian Lab
Mon second exemple est plutôt un contre-exemple

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En 2015, la Croix Rouge et plusieurs partenaires ont créé le Global Humanitarian Lab avec l'idée d'explorer le potentiel des fablabs et des technologies digitales pour soutenir les opérations humanitaires. Avec l'ONG suisse Terre des Hommes, ils ont décidé d'inclure les fablabs dans leur programme d'aide aux réfugiés.
Ils ont conçu un FabKit encore accessible aujourd’hui où l’on peut retrouver toutes les informations nécessaires pour construire un fablab n'importe où : inventaire des équipements, des guides, des tutoriels et des profils de personnes, etc. Grâce à ce FabKit, des fablabs ont été installés dans des camps de réfugiés à Gaza, en Ukraine, en Grèce ou au Burkina Faso.
Avec toutes ces machines et ces expertises désormais disponibles, l'ONG s'attendait à ce que les réfugiés créent un grand nombre de projets et que ces fablabs deviennent un formidable outil pédagogique pour les jeunes. Mais finalement, ils ont observé quelque chose qui n'était pas prévu : le fablab a agi comme un tiers-lieu dans le camp de réfugiés. Ces derniers ne venaient pas seulement pour apprendre ou créer des projets. Ils venaient au fablab pour socialiser et rencontrer d'autres personnes, pour discuter, pour jouer de la musique,...
Une communauté est née, composée des réfugiés eux-mêmes, mais également des personnes impliquées dans le fablab et dans la vie du camp. Au fablab, ils avaient l'impression de ne pas être dans un camp de réfugiés mais ailleurs. Dans un autre lieu, un endroit protégé, un lieu sûr.
Finalement, David Ott, qui a dirigé le Global Humanitarian Lab, m'a confié que les évaluateurs du programme étaient confus. Ils ont demandé : pourquoi dépenser autant d'argent pour des machines et des technologies numériques si c’est la sociabilité qui est le plus important ?
En fait, ce n'était pas si simple.
Les fablabs et les technologies numériques ont donné une raison aux personnes de venir dans le tiers-lieu, car ils pouvaient y apprendre des choses et acquérir certaines compétences. Et c'est exactement ce point : l’ajout de capacités, qu'elles soient techniques ou non, dans l’environnement des lieux de sociabilité, qui montre la différence fondamentale entre les lieux de sociabilité traditionnels tels que les cafés et les tiers-lieux contemporains.
Le troisième exemple sera encore plus probant à ce sujet.
L'exemple de la crise du Covid 19

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Comme tout le monde le sait, quand la crise de la Covid-19 a commencé en mars 2020, nous n'étions pas préparés. Le secteur public et les acteurs économiques ont été pris par surprise. Et cette situation exceptionnelle a révélé le rôle important des tiers-lieux dans les territoires.
Les personnes ont été obligées de trouver un moyen de s'organiser en tant que communauté, à une échelle très locale. Lorsqu'elles ont pu le faire, elles se sont naturellement tournées vers les lieux où elles avaient l'habitude de se rendre régulièrement pour rencontrer leur communauté. Même si ces lieux étaient officiellement fermés. Que ce soit un bar, un fablab, une bibliothèque ou un espace de coworking.
Dans ces tiers-lieux, les personnes ont développé de nouvelles formes de solidarité locale. Elles ont fourni de l'assistance aux personnes, des points de collecte de nourriture, de l'entraide numérique, la production de matériel médical, la continuité pédagogique, etc. Et plus impressionnant encore, elles ont produit des milliers de masques, du gel antiseptique, des appareils respiratoires, etc.
Ce qu’il faut retenir c’est que toutes ces actions remarquables se sont déroulées dans des lieux de sociabilité, dans des tiers-lieux, indistinctement dans les grandes et les petites villes, dans les zones urbaines et rurales. Et cela s'est passé partout dans le monde : en France, en Suisse, en Roumanie, en Italie, en Espagne, au Sénégal, au Mali et dans bien d'autres pays encore.
Trois éléments clés ont rendu tout cela possible :
- Une communauté de personnes vivant dans le même périmètre
- Le tiers-lieu de cette communauté́, où ils avaient pris l'habitude de se rencontrer régulièrement et facilement
- Et des capacités techniques, pour que les personnes puissent concevoir, produire et construire des choses
L'une de ces capacités a notamment été les documentations techniques partagées librement sous le principe du copyleft. Et c'était crucial, car cela a permis à des personnes du monde entier de partager librement des informations et des designs sur différents services collaboratifs (wiki, GitHub,...) Et c’est grâce à ces communs numériques que les personnes ont pu agir localement dans leur tiers-lieu pendant cette crise.
Il faut protéger nos tiers-lieux

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Pour conclure brièvement, la crise de la covid nous a montré comment les communautés locales se sont réappropriées leurs tiers-lieux, malgré les interdictions et les fermetures et au-delà des objectifs politiques ou commerciaux. Et mes derniers mots porteront sur cette idée, sur la nécessité de protéger les tiers lieux dans nos sociétés.
Je vais faire référence à un article récent publié dans le journal Wired de cette année à l'occasion de l'anniversaire du 11 septembre. Dans cet article, l'auteur analyse les conséquences des politiques de surveillance à New York. Pour lui, les tiers-lieux ont tendance à disparaître, depuis les attentats.
Il dit : "L'Amérique n'a jamais été particulièrement douée pour protéger les tiers-lieux, mais sans ces espaces qui nous tiennent ensemble, les citoyens vivent comme plusieurs sociétés distinctes fonctionnant en parallèle. Tout comme les chambres d'écho des médias sociaux ont entamé notre capacité à avoir des conversations sereines notamment sur internet. La perte des tiers-lieux crée des chambres d'écho physiques”.
Cette citation entre en résonance avec ce que nous sentons venir depuis plusieurs années et qui s’est intensifié avec la crise pandémique. La crise des lieux de sociabilité est de notre capacité à tenir ensemble...même ici en Europe, même avec notre longue histoire et notre longue culture des tiers-lieux.
Et c'est pourquoi je pense que l'un de nos principaux défis pour l'avenir est de protéger nos tiers-lieux.
