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Le jeu numérique comme levier d’apprentissage actif

Du divertissement à la pédagogie : repenser la place du jeu dans l’éducation numérique.

La généralisation des outils numériques dans les systèmes éducatifs contemporains s’accompagne d’une remise en question progressive des modèles transmissifs traditionnels. Face aux défis de l’engagement, de la motivation et de l’individualisation des parcours, les pédagogies actives — centrées sur l’autonomie de l’apprenant, l’expérimentation et la réflexivité — gagnent en légitimité. Dans ce contexte, les jeux numériques, longtemps considérés comme des supports exclusivement récréatifs, suscitent un intérêt croissant dans les milieux éducatifs.

Mais cette évolution soulève une question essentielle : le jeu numérique peut-il être autre chose qu’un loisir ? Dans quelles conditions devient-il un outil pédagogique rigoureux, au service d’un apprentissage actif et structuré ?

I. Cadres conceptuels de l’apprentissage actif

1.1. Définir la pédagogie active

La pédagogie active désigne un ensemble d’approches éducatives fondées sur la participation effective de l’apprenant à son propre processus d’apprentissage. Contrairement aux pédagogies dites transmissives, centrées sur la parole magistrale, la pédagogie active repose sur l’idée que l’on apprend mieux en faisant, en expérimentant, en résolvant des problèmes. Cette conception remonte à des pédagogues tels que John Dewey, pour qui l’éducation devait être une préparation à la vie démocratique et impliquait nécessairement l’expérience. Jean Piaget, par son approche constructiviste, insiste sur l’activité du sujet dans la construction des connaissances. Célestin Freinet, quant à lui, privilégiait les techniques d’expression libre, l’autonomie et la coopération au sein de la classe. Maria Montessori plaçait l’enfant au centre du dispositif, dans un environnement structuré favorisant la découverte.

Ces approches convergent sur plusieurs principes : l’autonomie de l’apprenant, l’importance de l’expérimentation, la valorisation de l’erreur comme source d’apprentissage, et la construction du savoir à partir de situations signifiantes.

1.2. Apprentissage expérientiel et engagement cognitif

David Kolb propose, dans les années 1980, une modélisation en quatre temps de l’apprentissage expérientiel :

  1. expérience concrète,
  2. observation réflexive,
  3. conceptualisation abstraite,
  4. expérimentation active.

Ce cycle montre que l’apprentissage est un processus dynamique, non linéaire, dans lequel l’apprenant est amené à mobiliser différents registres cognitifs. Les jeux numériques, par leur nature interactive, offrent une configuration idéale pour activer ce cycle : ils confrontent à des expériences simulées, induisent une réflexion stratégique, nécessitent une modélisation implicite des règles du jeu, puis permettent de tester d’autres hypothèses.

La théorie du Flow, formulée par Mihaly Csikszentmihalyi, complète utilement cette perspective : un individu atteint un état de concentration maximale et de satisfaction intrinsèque lorsqu’il est confronté à une tâche dont le niveau de difficulté est adapté à ses compétences. Le jeu numérique bien conçu crée les conditions de ce Flow, en équilibrant défis progressifs et rétroactions immédiates.

1.3. Numérique et pédagogie : un changement de paradigme ?

L’introduction du numérique dans l’éducation a d’abord été envisagée comme un changement de support : manuels numériques, vidéos éducatives, diaporamas. Or, ce que permet réellement le numérique, c’est un changement de logique pédagogique : il transforme l’espace d’apprentissage en un environnement interactif, potentiellement collaboratif et adaptatif.

Mais cette mutation n’a de portée véritable que si l’enseignant l’accompagne d’une réflexion pédagogique. Le simple usage d’un jeu ou d’un dispositif numérique, sans objectif ni scénarisation, risque de se limiter à un effet de nouveauté. Le numérique ne saurait être un substitut technique : il devient fécond lorsqu’il est pensé comme un levier pour mobiliser activement l’apprenant, l’engager cognitivement et l’amener à construire du sens.

II. Le jeu numérique : spécificités et apports pédagogiques

2.1. Qu’est-ce qu’un jeu numérique à visée éducative ?

Le jeu numérique éducatif est une activité numérique interactive, régie par des règles explicites, proposant un but à atteindre et fournissant une rétroaction sur les actions du joueur. Il se distingue du simple outil numérique par la présence de mécaniques ludiques (points, niveaux, scores, défis, narration). On distingue plusieurs formes :

  • Le jeu sérieux (serious game) : conçu spécifiquement pour des objectifs d’apprentissage ou de sensibilisation (santé, économie, histoire, etc.).
  • La gamification : usage d’éléments de jeu (classements, badges, défis) dans un environnement non ludique (plateforme d’apprentissage, MOOC, classe inversée).
  • Le jeu grand public détourné : certains jeux non éducatifs peuvent être utilisés dans un cadre pédagogique, à condition d’une médiation adaptée.

Ce qui fait du jeu un outil pédagogique, ce n’est pas son design seul, mais son inscription dans une séquence structurée, avec des objectifs clairs et une exploitation didactique rigoureuse.

2.2. Fonctions cognitives sollicitées

Les jeux numériques sollicitent de nombreuses fonctions cognitives fondamentales :

  • La mémoire de travail : garder en tête des informations temporaires pour résoudre une situation.
  • L’attention soutenue : maintenir la concentration sur des stimuli visuels et sonores.
  • La flexibilité cognitive : changer de stratégie face à l’échec ou à de nouvelles données.
  • La planification : organiser des actions dans un ordre pertinent pour atteindre un objectif.
  • Le raisonnement logique : élaborer des hypothèses, tirer des conclusions, détecter des régularités.

De plus, nombre de jeux permettent le développement de la métacognition : le joueur apprend à réfléchir sur ses erreurs, à évaluer ses progrès, à ajuster ses comportements.

2.3. Développement de compétences transversales

Au-delà des capacités purement cognitives, le jeu numérique est un espace de mobilisation de compétences transversales :

  • collaboration dans les jeux en équipe ou en réseau,
  • autonomie dans les jeux d’exploration ou de simulation,
  • créativité dans les jeux ouverts ou basés sur la résolution de problèmes,
  • résilience face à l’échec et à la répétition nécessaire pour progresser.

Ces compétences, souvent décrites comme indispensables pour l’emploi ou la citoyenneté, peuvent être travaillées dans des environnements simulés, immersifs ou collaboratifs, à condition que l’intention pédagogique soit explicite.

III. Scénariser et encadrer l’usage du jeu numérique

Le jeu numérique, aussi bien conçu soit-il, ne produit pas automatiquement des apprentissages. Son efficacité pédagogique dépend largement de la manière dont il est intégré dans une séquence d’enseignement réfléchie. Cette intégration suppose un travail de scénarisation, d’accompagnement par le formateur, et d’évaluation des apprentissages. Loin d’être un outil autonome, le jeu numérique nécessite un cadre pour déployer tout son potentiel éducatif.

3.1. Intégration dans une séquence pédagogique

Pour que le jeu soit véritablement formateur, il doit s’inscrire dans une progression pédagogique structurée. Cela suppose d'abord de définir les objectifs d’apprentissage que le jeu doit permettre de viser : s’agit-il d’introduire une notion, de renforcer des acquis, de développer des compétences transversales, ou encore de favoriser la remobilisation des savoirs ?

Une intégration efficace repose souvent sur une structure en trois temps :

  • Avant le jeu : activité préparatoire visant à introduire les enjeux (questions-guides, mise en contexte, activation des connaissances préalables).
  • Pendant le jeu : le jeu est utilisé comme support actif d’exploration, d’expérimentation ou d’entraînement. L’enseignant peut accompagner en temps réel (guidage léger, observations).
  • Après le jeu : activité de retour réflexif, de structuration, voire de formalisation. Cette phase est essentielle pour que l’activité ludique devienne un véritable apprentissage transférable.

Sans cette mise en contexte et ce travail d’exploitation, l’activité ludique peut rester perçue comme un simple interlude ou une récompense déconnectée des apprentissages visés.

3.2. Rôle du formateur : médiation et guidage

Le rôle du formateur est central dans l’utilisation pédagogique du jeu numérique. Il ne s’agit pas d’un simple « facilitateur technique », mais d’un médiateur didactique, garant de la pertinence et de la cohérence du dispositif.

Ses fonctions sont multiples :

  • Poser un cadre clair : expliciter les règles du jeu, mais aussi les objectifs d’apprentissage attendus.
  • Observer et guider : proposer des régulations individuelles ou collectives sans court-circuiter l’autonomie du joueur.
  • Favoriser l’autorégulation : amener les apprenants à réfléchir à leurs stratégies, à verbaliser leurs raisonnements, à identifier leurs réussites et leurs erreurs.

L’une des modalités les plus efficaces est le debriefing structuré, après l’activité ludique. Ce moment permet d’opérer le transfert entre l’expérience de jeu et les savoirs visés. Il repose sur des techniques telles que la discussion guidée, l’analyse d’erreurs, ou encore le questionnement métacognitif.

3.3. Évaluation des apprentissages

L’évaluation des acquis issus d’un jeu numérique pose des défis spécifiques. Les jeux offrent souvent des données automatisées : scores, temps de réponse, niveaux franchis. Si ces indicateurs peuvent renseigner sur la progression dans le jeu, ils ne suffisent pas à évaluer la compréhension réelle, ni les compétences transversales mobilisées.

Il convient donc de mettre en place une évaluation plurielle :

  • Quantitative : analyse des performances enregistrées dans le jeu, à condition qu’elles soient reliées aux objectifs pédagogiques.
  • Qualitative : observation du comportement des apprenants, évaluation de leur posture réflexive, entretiens ou écrits de retour sur expérience.
  • Formatrice : intégrée au processus d’apprentissage, visant à faire émerger des prises de conscience et à réguler les stratégies.

Dans tous les cas, l’évaluation ne doit pas se limiter à mesurer le succès ludique, mais viser une appréciation globale de l’activité intellectuelle et sociale engagée.

IV. Catégories de jeux numériques mobilisant les compétences transversales

Les compétences transversales – parfois qualifiées de soft skills ou de compétences clés du XXIe siècle – désignent un ensemble de savoir-faire et de comportements mobilisables dans une grande variété de contextes. Le Cadre européen des compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie (Conseil de l’Union européenne, 2018) en identifie plusieurs, parmi lesquelles : la communication, la collaboration, la pensée critique, la créativité, l’autonomie, l’adaptabilité ou encore la résolution de problèmes complexes.

Dans le champ éducatif, ces compétences sont reconnues comme complémentaires des savoirs disciplinaires, voire comme des conditions favorisant leur acquisition et leur mobilisation. Les jeux numériques, de par leur diversité de formats et de logiques d’interaction, peuvent devenir des supports privilégiés pour leur développement, à condition de s’inscrire dans une démarche pédagogique explicite.

On peut distinguer plusieurs catégories fonctionnelles de jeux numériques, en fonction des compétences transversales qu’ils mobilisent.

4.1. Jeux coopératifs et collaboratifs

Ces jeux sollicitent les capacités de communication, de coordination et de travail en équipe. Les joueurs y sont souvent placés dans une situation où la réussite dépend d’une collaboration efficace, de la répartition des rôles ou de la mutualisation des savoirs.

Exemples représentatifs :

  • Keep Talking and Nobody Explodes : un joueur manipule une bombe virtuelle, les autres disposent du manuel pour la désamorcer. Le jeu exige une communication claire et rapide, ainsi qu’une gestion du stress.
  • Minecraft Education Edition : utilisé dans de nombreux contextes éducatifs, il permet de concevoir des projets en commun, d’explorer des mondes thématiques ou de résoudre des problèmes collectivement.
  • Classcraft : transforme la classe en jeu de rôle coopératif. La réussite des missions dépend des comportements de groupe et encourage l’entraide.

Compétences transversales mobilisées :

  • Communication orale
  • Coopération stratégique
  • Gestion des conflits
  • Intelligence collective

4.2. Jeux de simulation et de prise de décision

Ces jeux immergent l’apprenant dans des environnements complexes nécessitant des choix stratégiques. Ils modélisent des systèmes (écologiques, économiques, sociaux) et imposent une réflexion sur les conséquences à court et long terme des actions entreprises.

Exemples représentatifs :

  • SimCityEDU : initie les élèves à la planification urbaine, en intégrant des dimensions environnementales, économiques et sociales.
  • Quand la Terre gronde (BRGM – France) : sensibilise aux risques naturels par la gestion d’une crise fictive (séisme, inondation, etc.).
  • Papers, Please : amène le joueur à incarner un agent de l’immigration dans un contexte autoritaire. Il interroge la responsabilité, l’éthique et la prise de décision sous contrainte.

Compétences transversales mobilisées :

  • Prise de décision
  • Pensée critique
  • Responsabilité éthique
  • Capacité d’anticipation

4.3. Jeux de raisonnement logique et de résolution de problèmes

Ces jeux sont fondés sur l’élaboration de stratégies, la reconnaissance de régularités ou la modélisation implicite de mécanismes. Ils exigent du joueur une adaptation constante à la complexité croissante des niveaux, ainsi qu’un raisonnement analytique rigoureux.

Exemples représentatifs :

  • Lightbot ou Human Resource Machine : jeux de programmation visuelle mobilisant la pensée algorithmique.
  • Monument Valley : casse-tête visuel jouant sur la perception de l’espace, l’ordre des actions et la logique spatiale.
  • The Talos Principle ou The Witness : jeux de réflexion pure aux mécaniques complexes intégrées dans un univers narratif.

Compétences transversales mobilisées :

  • Résolution de problèmes
  • Flexibilité cognitive
  • Patience et persévérance
  • Gestion de l’erreur

4.4. Mini-jeux cognitifs et entraînement attentionnel

Certains jeux, souvent plus courts et centrés sur une tâche spécifique, permettent de stimuler certaines fonctions exécutives de base : attention, mémoire de travail, inhibition cognitive, etc. Ils sont souvent utilisés dans des contextes de remédiation, d’inclusion, ou comme pauses actives dans une séquence pédagogique.

Exemples d’usages pédagogiques :

  • Activités de type brain training accessibles via navigateur ou application.
  • Exercices de mémoire visuelle, d’enchaînements logiques, de rapidité mentale.

Même des jeux classiques comme les puzzles, le solitaire ou le Sudoku numériques peuvent être mobilisés dans une logique de micro-apprentissage cognitif, pour renforcer la concentration, la planification mentale ou l’endurance attentionnelle.

Compétences transversales mobilisées :

  • Autonomie cognitive
  • Autorégulation
  • Endurance mentale
  • Organisation individuelle

Du potentiel ludique à l’efficacité pédagogique

Le jeu numérique, souvent perçu comme un simple outil de divertissement, se révèle être un vecteur d’apprentissage actif particulièrement puissant lorsqu’il est intégré de manière réfléchie dans un cadre pédagogique structuré. Ancré dans les principes de la pédagogie active et de l’apprentissage expérientiel, il favorise l’engagement cognitif, la motivation intrinsèque et la construction de savoirs contextualisés.

Loin d’être un dispositif autonome, le jeu numérique nécessite un travail de scénarisation, un encadrement par l’enseignant, et une articulation explicite aux objectifs d’apprentissage. Il ne remplace pas les autres formes d’enseignement, mais les complète en mobilisant des modalités interactives et immersives qui sollicitent mémoire, attention, planification, mais aussi autonomie, coopération et créativité.

La diversité des formats disponibles permet de travailler des compétences transversales essentielles : résolution de problèmes, collaboration, pensée critique, communication, adaptabilité. Cette richesse impose toutefois de penser le jeu comme un outil au service d’une intention pédagogique, et non comme une fin en soi.

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