La Cybergrange : accompagner une transition numérique juste et responsable.



David LOPEZ : Jérôme, tu diriges la CYBERGRANGE. Peux-tu décrire vos activités, votre histoire et vos enjeux principaux ?
Jérôme TRICOMI : La Cybergrange est une association basée à Strasbourg, avec un champ d’action sur le département français du Bas-Rhin. Nous nous décrivons comme une association “de médiation numérique et technique”. C’est aussi bien accompagner l’apprentissage des usages de la technologie (prendre en main un smartphone, un ordinateur, la création vidéo et audio, la robotique, la programmation) que la technique (apprendre à utiliser une imprimante 3D, une découpeuse laser, apprendre à réparer sa cafetière ou un meuble…).
À notre sens, c’est un même mouvement : la technique fait peur à beaucoup de gens. Parce qu’on en a peur, on a tendance à moins donner notre avis en tant que citoyen, à prendre des décisions moins éclairées en tant que consommateur, et à être moins capable d’agir directement sur le monde qui nous entoure. Cette pratique est issue à la fois de la tradition de l’éducation populaire et du mouvement “maker” / “tiers-lieux”.
Il s’agit de redonner du pouvoir aux citoyens, sur la technique et la technologie, dans un objectif d’émancipation individuelle et de transformation sociale.
L’association est née d’un regroupement de structures dans l’un des quartiers populaires de Strasbourg, le Neuhof. Il s’agit d’un quartier populaire très représentatif de ces zones urbaines en France : une vie locale intense, des solidarités fortes, des habitants issus d’une multitude de cultures, mais aussi des problématiques sociales : taux de précarité et de chômage très importants, parcours scolaires des jeunes difficiles, des épisodes d’incivilités, voire de violence. Entre 2018 et 2019, ces structures du Neuhof (les centres sociaux, les collèges, des associations de quartier, des éducateurs spécialisés, des entreprises) se sont fixés comme enjeu d’arriver à faire du numérique une opportunité pour le territoire et ses habitants.
Pour cela, il fallait imaginer un outil capable d’agir sur l’accès aux droits des habitantes et habitants, sur la formation des jeunes, sur les loisirs, et sur l’accompagnement vers l’insertion professionnelle.
Cet outil, ça a été la Cybergrange. Au départ, c’était une petite équipe de professionnels (3 en 2020), avec comme mission de mettre en œuvre une stratégie concrète et complète pour répondre à l’enjeu évoqué ci-dessus. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, l’association gère 4 lieux dédiés aux cultures numériques et au “faire” sur Strasbourg, et emploie 20 salariés à temps plein.
Notre enjeu est resté le même : accompagner la transition numérique juste et responsable. C’est le territoire qui a grandi. Aujourd'hui, nous portons cet enjeu sur l’ensemble de l’agglomération de Strasbourg, avec également des actions en ruralité dans le reste du département.
David LOPEZ : Le développement des compétences numériques est une thématique Européenne principale, et c'est aussi un enjeu de société pour éviter des fractures entre les citoyens et de nouvelles inégalités. Comment traitez-vous cette question ? Vos ateliers individuels et collectifs sont-ils une réponse à ces enjeux ?
Jérôme TRICOMI : Pour creuser l’enjeu du développement des compétences numériques des citoyens, et c’est un enjeu qui traverse toute l’Europe, il faut déplier les multiples relations que nous entretenons avec le numérique.
C’est souvent d’abord vu sous le prisme de l’accès aux droits. Ne pas savoir utiliser les outils numériques, c’est ne pas pouvoir remplir une démarche en ligne, et cela conduit de plus en plus à une exclusion de fait de droits sociaux, lorsqu’il n’y a plus d’alternatives à la démarche numérique.
C’est un fait, et cela constitue un enjeu important, auquel nous répondons par des accompagnements individuels et collectifs : en premier pour aider à réaliser une démarche, mais surtout, tout de suite après, pour accompagner vers une autonomie dans les usages.
Mais ne voir que le numérique sous ce prisme de l’accès aux droits, c’est oublier trois autres grands enjeux :
- La capacité à se forger une opinion éclairée en tant que citoyen, y compris dans le choix des modèles sociaux et économiques de notre environnement numérique commun.
- La possibilité d’avoir accès au savoir et aux cultures, de contribuer à l’enrichissement de ces biens communs et de faire entendre sa voix.
- Le développement social et économique permis par une population à l’aise dans ses usages numériques.
Ce serait assez long de développer en détail ces trois enjeux. Pour l’expliquer simplement, nous utilisons souvent le parallèle avec l’illettrisme. Des citoyens qui savent lire et écrire, ce sont des citoyens plus capables de s’informer par la presse, plus capables de faire entendre leur voix par des publications, des discussions, des prises de position citoyennes, l’écriture de récits, la création œuvres. Ce sont aussi des travailleurs, au sens large du terme, que ce soit du travail personnel, en entreprise, ou militant, qui sont plus efficaces. Il en est de même pour la maîtrise de l’outil numérique. Nos ateliers ont pour vocation de permettre à chacun-e, particulièrement les citoyen-nes les plus vulnérables et précarisé-es, de progresser dans leurs compétences. Nous partons de là où en sont les personnes, et nous les accompagnons à être plus “encapacitées”.
David LOPEZ : La reconnaissance des acquis de l'apprentissage et des compétences est aussi un enjeu européen. Comment travaillez-vous cette question ?
Jérôme TRICOMI : En termes de pédagogie, il s’agit de lever trois freins :
- La culpabilité par rapport à la non-possession d’un savoir.
- La crainte de ne pas y arriver, la sensation que “c’est trop compliqué pour moi”.
- La peur d’essayer, de l’expérimentation.
Nous mettons en place une pédagogie à la fois bienveillante (il n’y a pas de mauvaise réponse, c’est normal de ne pas savoir) et basée sur l’expérimentation (démonter un ordinateur, c’est une bonne façon d’en avoir moins peur / de ne pas penser que c’est de la “magie” moderne). Afin de pouvoir suivre la progression des personnes dans le développement de leurs compétences, nous mettons en place un système de “passeport”.
Lorsqu’il s’agit d’accompagnement sur des compétences de création numérique, nous nous appuyons sur le système des “OpenBadges”, avec un principe de certification ouverte. Ce n’est pas un outil qui est facile à utiliser, cependant, pour des publics très éloignés du numérique.
Dans ces cas, nous déclinons le même principe, mais sous une forme imprimée, avec un suivi des actions réalisées et des compétences acquises Notre action se situe toujours sur notre territoire, mais en lien avec d’autres.
La maxime d’Édouard Glissant, “agis dans ton lieu, pense avec le monde” traduit bien notre principe d’action.
Nous ne croyons pas aux modèles duplicables à l’identique de territoire en territoire, et nous accordons une grande importance à l’ancrage dans un lieu, par une gouvernance locale, des bénévoles et des équipes impliquées dans leur communauté.
Par contre, le travail en réseau est tout aussi indispensable. Il s’agit de s’inspirer les uns des autres, dans les pratiques professionnelles et les modèles d’organisation, de créer ensemble des communs (contenus pédagogiques, outils, ressources) et de défendre collectivement le modèle de société en lequel nous croyons : plus juste, plus écologique, plus joyeuse.
Nous appliquons ces principes en travaillant en lien étroit avec les acteurs de notre territoire : centres sociaux, établissements scolaires, collectivités locales, entreprises… Mais également en étant fermement inscrits dans des réseaux : de médiation numérique, de tiers-lieux, de fablabs, de ressourceries.
David LOPEZ : Il semble que le travail en commun avec d'autres (sur le territoire, mais aussi en Europe) soit un élément favorisant la réussite et une certaine amélioration des pratiques éducatives et sociales. Qu'attendriez-vous d'une ouverture européenne ?
Jérôme TRICOMI : Nos réseaux sont très français pour le moment. Nous aimerions beaucoup pouvoir déployer ces liens, de coopération et de solidarités, à l’échelle européenne, parce que nous pensons que nous pouvons y trouver des réponses nouvelles, et contribuer à un commun de savoirs et de pratiques, à notre humble échelle.
Nous avons déposé nos premiers projets de mobilité européenne il y a quelques mois, et nous nous réjouissons d’avance de pouvoir bientôt découvrir et partager avec des acteurs qui travaillent dans des contextes différents. Des structures qui ont déployé d’autres méthodes, tout en partageant des valeurs communes.
David LOPEZ
Expert EPALE France