Entretien de Frédérique Vidal sur l'IA, la formation tout au long de la vie et les micro-certifications!




Après une rencontre organisée en juin 2024 par l’AFDESRI (Association pour les femmes dirigeantes de l'enseignement supérieur de la recherche et de l'innovation), où il a été question de parcours de femmes, d’employabilité des femmes dans l’enseignement supérieur, d'engagement citoyen, Frédérique Vidal a accepté de témoigner sur des questions d’éducation et de formation tout au long de la vie. Son parcours est marqué par une brève incursion professionnelle dans le secteur privé (entreprise de santé animale) puis un parcours professionnel au sein de l’enseignement supérieur où elle a rempli de nombreux rôles, avant d’intégrer le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche durant 5 années.
Madame Vidal, comment résumeriez-vous votre parcours et l'apport de l'enseignement dans votre vie ?
Je dois tout à l'université française. C'est très clair. Première de ma famille à accéder à l'enseignement supérieur, mes parents étant hôteliers, je me suis lancée dans des études de biologie, particulièrement passionnée par la virologie depuis l'âge de 12 ans. Après un bref passage en médecine, j'ai pleinement profité de mes années d'étudiante : DEUG[1] de biologie, DEA[2] à l'Institut Pasteur en virologie, et thèse en génétique et biologie du développement. Je n'ai donc jamais vraiment quitté l'université. Hormis une brève incursion dans le privé dans une entreprise de santé animale, l'intégralité de ma vie professionnelle s'est déroulée au sein de l'enseignement supérieur. De maître de conférences à professeure, en passant par doyenne de faculté et présidente d'université, jusqu'au ministère, j’ai l'université chevillée au corps.
La formation tout au long de la vie : un engagement ministériel
La formation tout au long de la vie (FTLV) a fait partie de votre périmètre d'action lorsque vous étiez ministre. Quelles ont été les actions majeures sur lesquelles vous avez agi ?
Absolument, le sujet de la formation tout au long de la vie a même été très présent, d’abord, tout au long de mon mandat de présidente d’université puis en tant que ministre. Nous avons essayé de développer la VAE (Validation des Acquis de l’Expérience), un système complexe mais crucial. Nous avons mis l'accent sur l'insertion professionnelle et l'approche par compétences, notamment pour les formations professionnelles, pour promouvoir la possibilité d’obtenir un diplôme sur un temps plus long. Nous avons renforcé les liens avec les entreprises, mis en place des formations à la carte, et développé de nombreuses formations continues en sciences humaines et sociales, notamment au moment de l’Idex JEDI (Initiatives d’Excellence, faisant partie des Investissements d’avenir, financés par le gouvernement français, dont le but est de créer des ensembles pluridisciplinaires d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial). Nous avons également travaillé sur les micro-certifications avant l'heure. En tant que Ministre, en collaboration avec Muriel Pénicaud, alors Ministre du Travail, nous avons œuvré pour que la formation continue et la formation professionnelle puissent proposer des dispositifs élargis à davantage de personnes.
Les deux administrations, MESRI et Ministère du travail n’avaient pas pour habitude de travailler ensemble. Nous avons réussi cela. Le Doctorat n’était pas inscrit au Répertoire National des Certifications Professionnelles. Nous l’avons fait inscrire. Quand Muriel Pénicaud a présenté sa loi, nous avons beaucoup travaillé pour que formation continue et formation professionnelle puissent permettre de proposer des dispositifs élargis. On avait l’impression que, sortis des formations professionnelles, il n’y avait rien de professionnel dans les universités. Or, c’est tout l’inverse. Un doctorat, c’est professionnel ! Les universités n’avaient pas, non plus, tendance à valoriser cet aspect-là. Aussi, j’ai donné un encouragement aux établissements à promotionner fortement ce qui soutenait la formation tout au long de la vie, à mettre en avant ce qui relève du professionnel, ce qui aide à l’insertion professionnelle des étudiants, à la stabilité des parcours tout au long de la vie. Penser les choses autrement, faire que la formation professionnelle ne pas réservée qu’au Ministère du travail. Il y a eu un changement culturel. L’apprentissage est aussi une image d’excellence, notamment avec les campus des métiers et des qualifications. Mon ambition, partagée en travaillant intelligemment entre le Ministère du travail, le Ministère de l’Éducation nationale et le MESRI, était que du CAP au diplôme d’ingénieur, tout cela soit possible en apprentissage.
L'impact social de la formation tout au long de la vie
Comment la formation tout au long de la vie peut-elle contribuer au développement social et à une société plus égalitaire et plus inclusive ?
On est complètement dans le sujet car, en tant qu’enseignant, quand on recevait, par exemple, les étudiants pour la licence professionnelle, pour certains, avoir fait un bac+2 était déjà énorme. Cela représentait déjà de longues études. Se lancer dans une licence en apprentissage, et en mode magistère, les étudiants disaient : « peut-être qu’une année de plus sera faisable mais deux seront peu réalisables pour des raisons économiques ». Le fait d’avoir mis des formations en apprentissage dès la première année a levé des freins d’accès à certains étudiants qui n’y avait pas accès pour des raisons économiques. Certains employeurs payent même aujourd’hui les frais d’inscription. Nous avons également travaillé sur la reconnaissance des formations privées et sur le financement des doctorants.
À noter qu’il peut y avoir des effets secondaires pour lesquels il faut rester vigilants. Un jeune en formation coûte moins cher qu’un salarié. Certaines entreprises poussent les jeunes à continuer pour rester apprenti, ce qui coûte moins cher. Aussi, il est nécessaire de veiller à ce qui est confié à l’apprenti pour vérifier que cela correspond à son niveau de diplôme, et que ce n’est pas une manœuvre économique de l’entreprise.
De plus, côté université, les enseignants-chercheurs (EC) qui prennent en charge ces formations en formation continue sont des personnes qui y consacrent énormément de temps. Cela peut se ressentir dans leurs autres activités. Dans la LPR (Loi de Programmation de la Recherche française), la possibilité de faire des promotions internes pour les EC qui passent beaucoup de temps sur l’insertion pro, sur le suivi des étudiants, le lien aux entreprises a été travaillée. Cela permet à ces EC, qui se sont investis sur ce sujet et l’ont fait pour le bénéficie des étudiants et le rayonnement de l’établissement, d’être reconnus.
Puis, une autre raison est à veiller. Aujourd’hui encore, souvent l’évolution de statut des EC passe par la mobilité professionnelle pour passer Maître de Conférences (MCF) à Professeur (PR). Cela est plus compliqué quand on est une femme. Une part de l’auto-censure ainsi que le plafond de verre. Si on est femme MCF et qu’on veut devenir PR, et si le critère majeur est la mobilité, cela peut être compliqué. Ce type de reconnaissance interne, par l’investissement en formation continue, peut être un guichet de rétablissement de possibilités pour les femmes.
Les micro-certifications : un enjeu européen
Les micro-certifications apparaissent comme un enjeu important pour l’espace européen de l’éducation et sont souvent mentionnés dans les politiques de l’éducation pour adultes. Le Conseil de l'Union européenne a adopté en juin 2022 une recommandation sur « une approche européenne des micro-certifications pour l'apprentissage tout au long de la vie et l'employabilité. ». Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la mise en œuvre des micro-certifications en France ?
Les micro-certifications sont très importantes pour permettre à chacun d'augmenter son champ de compétences. Elles permettent de reconnaître les compétences existantes (« upskilling »), d'en acquérir de nouvelles (« reskilling »), ou de développer des compétences transversales (« cross-skilling »). L'idée est de pouvoir empiler ces micro-certifications pour obtenir l'équivalent d'une formation plus conséquente. Cela permettrait de diplômer plus facilement en formation tout au long de la vie. L’idée est d’aider les gens à cela.
Pendant la COVID, en France, les gens ont globalement conservé leur emploi. Il y a eu beaucoup de pays d’Europe où cela n’a pas été le cas, et où les gens n’ont pas été payés. Alors, la question s’est posée : comment évoluer, changer de métier en faisant valider, reconnaître d’autres compétences ? La période COVID a constitué un moment pour se préoccuper de sa formation.
Si le RNCP existait déjà, cela a également été le moment de revoir les modèles et de questionner l’impact de l’Intelligence Artificielle (IA), et de son impact potentiel sur le travail. Réfléchir à l’impact de l’IA, c’est comme revenir sur l’impact de la révolution industrielle sur les « cols blancs ». Est-ce que les machines vont remplacer les gens qui écrivent ? La question du changement des tâches dans les emplois se pose également beaucoup. Les métiers existeront mais les personnes ne feront peut-être plus la même chose. Aussi, le raisonnement est de continuer à changer de compétences, à développer de nouvelles compétences par le principe de micro-certifications.
La difficulté est que la formation continue, la formation initiale ou la formation tout au long de la vie est de la compétence des états. Au niveau de l’UE, ils peuvent inciter les états à travailler ensemble pour faire des recommandations, définir des compétences. Donc, ils ont eu l’idée de se servir des universités européennes car bien placées à penser des standards communs dans la formation et dans la micro-certifications, notamment pour regarder comment délivrer un diplôme européen. Un diplôme obtenu dans une université du consortium de l’université européenne vaudrait diplôme pour les autres.
Il y a un groupe de travail très actif au niveau européen sur ce sujet. Quand on parle de micro-certifications, on ne situe pas au niveau du diplôme. C’est autre chose, d’empilable. L’idée est de dire que, finalement, et par exemple, si on a quelque chose qui est reconnu au RNCP qui vaut 100h, on peut empiler 5 micro-certifications de 20h et dire à la fin que c’est l’équivalent de la formation X qui vaut 100 heures. Si les diplômes étaient complètement décomposés en répertoire des compétences de manière très pratique (et non pas théorique comme c’est encore beaucoup le cas aujourd’hui), on aurait les moyens de donner plus facilement des équivalences et de cibler plus précisément, et sans doute, sur des calendriers plus courts, les compétences manquantes pour valider un diplôme. On pourrait beaucoup plus diplômer en FTLV. C’est un problème qui existe davantage dans les pays latins car il y a encore trop le principe qui consiste à penser que « je fais des études une fois pour toutes ». Or, dans d’autres pays, on fait plus d’aller-retour.
En France, les employeurs ont encore peu cette culture de la FTLV. On regarde souvent les diplômes obtenus en FI. Les Universités sont un point d’entrée très fort pour cette idée la FTLV. Pour cela, développer et entretenir de vrais réseaux d’alumni serait une clé pour ce type de diplomation et d’accompagnement au développement des compétences tout au long de la vie. Considérer les universités comme, vraiment, des centres de ressources où on a obtenu un diplôme !
Les enjeux européens de l'éducation et de la formation
Dans le périmètre éducation et formation tout au long de la vie, et recherche, au niveau européen, quels sont les enjeux majeurs aujourd'hui ?
Un enjeu majeur est de rapprocher la recherche et l'enseignement au niveau des instances européennes. Qu’on arrête d’avoir une DG (Direction Générale) recherche et une DG enseignement ! Cela avait commencé avec la commissaire précédente pour pousser les universités européennes à être financées autant par Erasmus que par d’autres dispositifs de financement.
Travailler l’impact sur le territoire / part forte tournée sur la recherche appliquée et part forte tournée vers la FTLV et la micro-certification
Il est également important de travailler sur l'impact territorial des universités avec une part forte tournée sur la recherche appliquée, une part forte tournée sur la formation tout au long de la vie, et la micro-certification.
L'éducation des adultes pour une société plus inclusive
Comment l'éducation des adultes peut-elle contribuer à l'autonomisation des individus ? Et comment cela peut conduire au développement social et à une société plus égalitaire et plus inclusive ?
Il est crucial de lutter contre l'assignation à résidence et de permettre à chacun d'évoluer, quelle que soit son origine. La communication sur les possibilités existantes est essentielle, tout comme la formation des conseillers d'orientation. C’est insupportable que tout le monde n’ait pas la possibilité d’évoluer, peu importe de là où il vient.
Aller vers les jeunes, vers les apprenants pour leur dire ce qui existe, est fondamental. Les conseils d’orientation doivent se former pour être à jour sur ce qui existe. C’est plus facile de se projeter quand tout va bien. C’est plus difficile quand la vie nous maltraite. C’est important d’avoir en tête que tout peut changer.
Il y a plein d’opportunités mais ce n’est pas suffisamment connu et utilisé par les gens qui en ont le plus besoin. C’est sans doute une question de communication mais il faut qu’il puisse y avoir des conseillers pour trouver des solutions pour les personnes. Le problème de tout dématérialisé est qu’on trouve ce qu’on cherche mais pas ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne cherche pas.
L'IA : un défi majeur pour l'éducation
Et au niveau européen, quels sont les enjeux majeurs aujourd'hui ?
L'enjeu majeur est celui de l'intelligence artificielle. Il est crucial d'éduquer à l'IA pour éviter qu'elle ne devienne un danger pour la démocratie. Il y a beaucoup de monde qui pense que l’IA a une conscience, est une encyclopédie, que l’IA trouvera des solutions. Nous devons nous assurer que les gens comprennent bien ce qu'est l'IA et comment l'utiliser de manière appropriée. Le danger est que les gens utilisent l’IA comme prescripteur de toute leur vie.
D’un côté les jeunes sont conscients que ça doit rester un outil ; et dans le même temps, ils peuvent estimer que l’IA est libre, n’est pas contrainte par des objectifs politiques, etc. et donc peut être une ressource. Si on utilise un chatbot qui a des références précises, les réponses seront ces références. Aussi, éduquer à l’IA est un enjeu de premier ordre.
Une phrase guide pour conclure sur l'éducation et la formation tout au long de la vie ?
Ma grand-mère disait qu'elle ne voulait pas mourir perçue comme "la vieille", car elle avait encore plein de choses à apprendre. C'est cette philosophie qui guide mon approche de l'éducation et de la formation tout au long de la vie. Apprendre tout au long de la vie.
Cet article a été rédigé par Roseline Le Squère, expert EPALE France suite à un entretien en date du 23 août 2024. Sincères remerciements à Madame Frédérique Vidal pour le temps et l’attention accordés pour cet entretien.
[1] Le DEUG (Diplôme d’Études Universitaires Générales) est un diplôme français de niveau bac+2 créé en 1973 et transformé en 2006.
[2] Le diplôme d'études approfondies (DEA) est un diplôme universitaire délivré en France entre 1964 et les années 2000, en Belgique jusqu'en 2005, et dans des pays suivant le modèle français de l’enseignement supérieur comme le Liban ou ceux du Maghreb. Il est l'équivalent de l'actuel diplôme national de master, qui l'a remplacé.