Développement durable et formation tout au long de la vie
[Auteure : Grethe Haugoy
Traduction : EPALE France]
L'éducation est souvent considérée comme la clé du développement durable. Nombreux sont les pays qui intègrent cette notion dans les programmes d'école maternelle et primaire. La Loi norvégienne sur les universités définit même le développement durable comme l' un des principaux objectifs de l'enseignement supérieur.
Tout au long de leur parcours éducatif, les élèves, les étudiants et les participants à la formation tout au long de la vie sont censés comprendre les liens et les conséquences du mode de vie humain et de l'utilisation des ressources naturelles, et veiller au développement durable par le biais d'actions et de choix réfléchis. Le développement durable ne concerne pas seulement l'environnement et le climat, mais aussi la pauvreté, les conflits, la justice, la santé, l'égalité des genres et la technologie. Cela témoigne de la complexité du développement durable, qui se traduit aujourd'hui par les objectifs de développement durable des Nations unies.
Au vu du niveau d'éducation élevé de l'Europe et de la place qu'occupe la durabilité dans nos programmes scolaires depuis les années 1970, les Européens devraient être bien placés pour mettre en place des sociétés durables.
La question est de savoir s'il existe réellement un lien entre le niveau d'éducation de la population et des individus et le degré de durabilité d'une société. Certes, les établissements scolaires peuvent transmettre des connaissances sur la durabilité, mais les apprenants développent-ils les attitudes et les capacités d'action nécessaires pour faire les choix qui garantissent le développement durable ?
Niveau d'éducation et durabilité, y a-t-il un lien ?
Idéalement, les connaissances, les compétences et les attitudes développées dès la maternelle devraient être étendues et renforcées tout au long de la scolarité et dans l'enseignement supérieur, la formation continue et peut-être les espaces d'apprentissage les plus importants pour la plupart des gens : la sphère privée et professionnelle. Tout comme les aptitudes et les comportements liés à la démocratie, les compétences durables peuvent être considérées comme un processus qu'il convient d'entretenir, d'utiliser et de renouveler.
La population européenne dispose d'un bon niveau d'éducation. 32 % des 25-74 ans vivant dans l'UE ont suivi un enseignement supérieur (42 % des 25-34 ans et 47 % des femmes de cette tranche d'âge), et 45 % ont terminé le deuxième cycle de l'enseignement secondaire. Si la participation des adultes à l'éducation et à la formation tout au long de la vie est faible (11 % de la population), la forte proportion d'adultes ayant un emploi suggère que beaucoup apprennent sur leur lieu de travail. Les Européens sont également actifs pendant leur temps libre : environ la moitié de la population est engagée dans des organisations de la société civile.
S'il existe un lien entre la durabilité et la participation à la formation et à l'éducation tout au long de la vie, on peut logiquement en déduire que les Européens instruits possèdent des connaissances factuelles, des positions claires et des compétences d'action en matière de développement durable. Mais est-ce vraiment le cas ? Dans cet article, je me pencherai sur mon pays d'origine, la Norvège, ainsi que sur quelques pays européens.
Exemple : les émissions de gaz à effet de serre
Le dioxyde de carbone (CO2) est un gaz à effet de serre, c'est-à-dire l'un des gaz ayant un impact négatif sur le climat. Les émissions de dioxyde de carbone par habitant permettent de savoir si les habitants d'un pays font du développement durable une priorité. En 2022, un citoyen de l'UE a émis en moyenne 6,2 tonnes de CO2, alors que la moyenne mondiale est de 4,7 tonnes. Les 15 pays les moins émetteurs se trouvent tous en Afrique. On pourrait croire que tous les pays européens émettent beaucoup de CO2, mais ce n'est pas vrai. Les pays européens les plus émetteurs sont le Luxembourg (12 tonnes par personne), la République tchèque (9,3), la Pologne (8,1) et l'Allemagne (8 tonnes), tandis que la Suède et la Lettonie n'émettaient que 3,6 tonnes de CO2 par habitant en 2022, et Malte 3,1 tonnes. La Norvège émet 7,5 tonnes de CO2 par habitant, dont 25 % proviennent de l'industrie pétrolière et gazière.
Si l'on part du principe que le niveau d'éducation et le développement durable sont liés, on pourrait s'attendre à ce que les pays européens les plus éduqués soient ceux qui émettent le moins de gaz à effet de serre par habitant. Or, ce n'est pas le cas. Les pays à fortes émissions que sont la République tchèque et la Pologne comptent la plus faible proportion de personnes peu instruites de l'UE (moins de 10 %, alors que la moyenne de l'UE est de 23 %). À Malte, qui affiche le plus faible volume d'émissions de CO2 par personne, 40 % de la population a un faible niveau d'éducation.
Le charbon est le principal responsable des émissions de gaz à effet de serre en Pologne et en République tchèque. Les avantages économiques accordés aux industries des combustibles fossiles expliquent en grande partie pourquoi la Pologne, la République tchèque et la Norvège ne sont pas des sociétés durables. Une restructuration de l'industrie est donc nécessaire. Mais ces pays sont-ils prêts pour de tels changements ? Les habitants instruits ont-ils les connaissances, les attitudes et les capacités d'action nécessaires pour atteindre l'objectif de durabilité ?
Le changement climatique est principalement le résultat de l'activité et de l'impact de l'homme (par exemple, les émissions de CO2), une réalité importante à prendre en compte en matière de développement durable. Cependant, des études montrent que moins de la moitié des Polonais et seulement 61 % des Norvégiens savent que le changement climatique est principalement causé par l'homme, et que seulement 40 % savent que le changement climatique constitue déjà une menace pour l'humanité. En Norvège, seuls 16 % de la population pensent que le changement climatique leur porte personnellement préjudice à l'heure actuelle.
Plusieurs études ont été menées pour analyser l'attitude des citoyens européens à l'égard du changement climatique. En général, ces enquêtes montrent que les Norvégiens et les Polonais sont moins préoccupés que les autres par le changement climatique et les conséquences qu'il aura pour les générations futures, et que les Norvégiens comptent davantage sur les nouvelles technologies pour résoudre la crise climatique. Les conséquences du changement climatique divisent fortement les Norvégiens, certains climatologues étant pris pour cible par des groupes haineux.
Plus de la moitié de la population norvégienne estime que le pays devrait poursuivre l'exploration de nouveaux gisements de pétrole et de gaz. Même si les plus jeunes (moins de 29 ans) sont les plus défavorables à la poursuite de l'exploration, la majorité de cette tranche d'âge est également favorable au pétrole. Tous les partis politiques norvégiens sont opposés à l'arrêt de la production de pétrole et de gaz. Malgré un niveau d'éducation élevé et généralisé au sein de la population et une participation active à la formation tout au long de la vie, la plupart des Norvégiens ne sont pas disposés à abandonner l'industrie pétrolière et gazière pour atteindre l'objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il y a un manque au niveau des connaissances, des attitudes et des compétences d'action nécessaires pour assurer le développement durable.
Exemple : lutte contre la pauvreté et les inégalités
Outre la lutte contre le changement climatique, la lutte contre la pauvreté et l'égalité économique et sociale au sein des pays et entre eux est l'objectif principal des objectifs de développement durable (ODD) des Nations unies.
Alors que les pays de l'UE s'efforcent d'atteindre l'objectif d'élimination de la pauvreté fixé par les ODD, 22 % de la population (près de 100 millions de personnes) sont toujours menacés par la pauvreté ou l'exclusion sociale. Si nous reprenons les arguments présentés plus haut dans cet article, la population européenne instruite devrait être bien placée pour lutter contre la pauvreté et garantir l'égalité sociale et économique au sein de la population, renforçant ainsi le développement durable de la société. Il existe deux approches principales pour traiter les problèmes de pauvreté et d'inégalités : l'augmentation des revenus/allocations des personnes aux revenus les plus faibles pour réduire le nombre de pauvres, et la redistribution (généralement par l'imposition) des richesses existantes pour réduire les inégalités.
En 2021 Eurofound a analysé la répartition des richesses et son rôle dans la mobilité sociale dans 21 États membres de l'UE. L’Autriche, Chypre, l’Allemagne et les Pays-Bas sont les pays où les inégalités de richesse sont les plus marquées en Europe. Les différences de richesse nette en Europe sont beaucoup plus importantes que les différences de PIB par habitant. Les conclusions d'Eurofound sont importantes car elles soulignent la nécessité d'une redistribution structurelle des richesses pour lutter contre les inégalités. Malgré cela, seuls quelques pays d'Europe taxent les riches. Même si nous connaissons l'ampleur des inégalités économiques dans nos sociétés, nous ne voulons pas ou ne pouvons pas mettre en œuvre de mesures ciblant ces inégalités.
La Norvège figure parmi les pays qui ont connu une augmentation de la pauvreté et des inégalités économiques. En 1991, 4,7 % de la population avait un revenu inférieur à 50 % du revenu médian, alors qu'en 2019, ce pourcentage est passé à 8,3. En 1995, les 10 % les plus riches possédaient 45 % de la richesse totale de la Norvège. En 2016, ils en détenaient 58 %. Pour lutter contre les inégalités, le gouvernement norvégien actuel a augmenté l'impôt sur la fortune nette à 1,1 %, poussant les milliardaires à quitter le pays comme « réfugiés fiscaux ». Même si une majorité de Norvégiens estime que les riches devraient payer plus d'impôts, les sondages actuels indiquent que les partis politiques conservateurs sur le plan fiscal remporteront la plupart des sièges lors des prochaines élections législatives.
Une enquête montre également que huit Norvégiens sur dix pensent que les autorités doivent redoubler d'efforts pour lutter contre la pauvreté en Norvège. La Norvège figure parmi les pays qui ont connu une augmentation de la pauvreté et des inégalités économiques. 72 % des titulaires d'un master réclament davantage d'efforts pour lutter contre la pauvreté, tandis que 88 % des personnes n'ayant fréquenté que l'école primaire sont du même avis. Selon cette enquête, il n'y a pas de corrélation entre un niveau d'éducation élevé et l'attitude à l'égard de la réduction de la pauvreté, bien au contraire.
Conclusion
Dans cet article, je me suis penchée sur les deux principaux thèmes des objectifs de développement durable des Nations unies : la réduction des émissions de gaz à effet de serre et la lutte contre la pauvreté et les inégalités. J'ai remis en question l'idée reçue selon laquelle le niveau d'éducation et le développement durable sont liés en examinant les connaissances, les attitudes et les compétences d'action autour de ces deux sujets. Dans le cas de la Norvège et de la Pologne, par exemple, la dépendance économique à l'égard des combustibles fossiles explique les fortes émissions de gaz à effet de serre, alors que le niveau d'éducation élevé de la population n'a pas encore eu d'incidence sur la restructuration industrielle. De même, alors que depuis des années l'UE inscrit à son agenda politique des objectifs liés à la pauvreté et aux inégalités, la population instruite n'a pas encore réussi à faire sortir 100 millions d'Européens de la pauvreté ou à neutraliser les inégalités économiques, ou n'a pas la volonté de le faire.
La Norvège affiche des scores élevés pour de nombreux ODD, et on serait tentés de dire que cela témoigne d'une population bien éduquée, éclairée et démocratique, qui vit dans l'un des pays les plus riches du monde. Cependant, il est regrettable que nous ne voyions pas – ou ne voulions pas voir – l’absence de lien entre le développement durable et l'industrie pétrolière et gazière, l'augmentation de la pauvreté et les disparités socio-économiques. Même si nous disposons de connaissances sur ces sujets, nous n'avons pas les attitudes et les capacités d'action nécessaires pour opérer les changements indispensables à la mise en place d'une société durable.