S’orienter au temps des IA génératives : de nouveaux conseillers à venir ? Épisode 1

S’orienter au temps des IA génératives : de nouveaux conseillers à venir ? / Épisode 1
Choisir sa voie ? ou avoir une place ?
Anaïs a bientôt 18 ans. Le mois d’août est d’ordinaire le mois des vacances. Vacances : ce mot nous vient du latin «vacare», être vide, avoir du temps, et de son participe présent «vacans», d'où fut tiré le mot «vacance». Pour être vide, vacant, tout entier dédié à l’instant, encore faudrait-il ne pas être préoccupé, de sa propre situation ou des affaires de notre monde commun. Faire une interruption de connexion et s’affranchir des incertitudes. Et là, en ce mois d’août, on est servis, comme dit mon voisin ! Pour Anaïs, les vacances ne sont pas réellement tranquilles. La faute à des processus d’affectation post-bac un peu chaotiques pour elle et qui rendent sa destination de rentrée incertaine. Avoir une place certes, mais où ? pourquoi faire ? en ouvrant et en fermant quelles portes ? Et comment dialoguer avec des algorithmes qui régissent nos destinées : le calcul serait donc partout ! Difficile à appréhender d’autant qu’Anaïs vit cela à la fois comme une injustice mais également comme une arnaque (c’est son propre terme). Elle développe : « Depuis mon entrée au collège, on me harcèle avec mon soit-disant projet professionnel : on réfléchit, on discute, on se prend la tête et au bout du compte quoi ? Tout est une question de notes et de places. J’irais où cela sera possible. Point ! Faire des choix. Il faut faire des choix, bien sûr, mais la liberté des choix est très relative ! Alors moi je veux bien réfléchir mais il s’agit surtout de se faufiler dans un système de formation qui parle surtout d’études et pas vraiment de travail ! »
Pas facile d’engager alors un dialogue éclairant ou au moins rassurant. Une fois qu’on a dit : C’est un mauvais moment à passer … ; … ne t’inquiète pas, ça se passera bien… ; ou encore on est tous passés par là…on perçoit, en les disant, la vanité de telles formules. C’est qu’Anaïs touche juste. En l’écoutant, cela m’évoque un livre très éclairant de la philosophe Claire Marin, « Être à sa place » et son propos : « Je cherche mon nom dans la liste. Je le vois enfin. Je suis soulagé d’y être, d’en être, de faire partie de ceux qui ont conquis une nouvelle place. Mais quelles contorsions ont été nécessaires pour s’y inscrire ».
Alors s’orienter par temps incertains, ce serait juste trouver et (garder) une place dans un établissement de formation pour une destination là encore un peu incertaine. Si rien n’est sûr, tout est possible dit l’optimiste qui sommeille toujours en moi. Mais cela est peu convaincant pour Anaïs. Et les faits sont têtus. Nos parcours sont bien évidemment liés aux options initiales plus ou moins décidées, plus ou moins contraintes. Mais si ces bifurcations agissent, elles ne sont pas non plus définitives. Les parcours seront aussi influencés par de multiples facteurs décisifs : rencontres ; expériences ; opportunités…Mais ce que souligne Anaïs, c’est le poids que l’on fait porter à l’adolescent qui décide alors même que son avis n’est pas toujours au centre ! Et elle souligne aussi la petite musique qu’elle entend depuis longtemps : nous serions responsables intégralement de nos choix ce qui nous ferait également porter le poids des éventuelles difficultés ultérieures : on n'avait qu’à réfléchir avant ! Or, l’étude attentive des parcours professionnels notamment des reconversions montre une grande variété de situations et de stratégies. L’étude publiée en février 2023 par France Compétences en est l’illustration. Ainsi, une fois engagés dans la vie active, expérimentant des situations inédites, nous pouvons faire l’expérience de la confiance et de l’action concrète, statuer sur ce qui nous convient le mieux, appréhender les environnements peu propices. Mais le matériau essentiel reste l’expérience vécue : Béatrice Delay coordinatrice de l’étude le souligne : Il s’agira de … « Confronter les individus à l’activité de travail via un accompagnement expérientiel…La fertilité des immersions est amplifiée si l’individu est appelé à décortiquer ce qu’il a vécu… ». Or, étrangement, c’est à ces jeunes sans expérience que l’on met la pression sur des choix soi-disant décisifs et souvent réalisés avec inquiétude et sans vision claire des conséquences.
Alors, quand Anaïs me dit qu’elle a demandé son avis à ChatGPT, cela ne me paraît guère surprenant. Même si je croyais que justement les IA ne prenaient jamais position. Encore un mystère ?
Demander conseil à une IA générative ?
Quelques jours plus tard, lors d’un trajet en navette maritime entre les Sablettes et Toulon, Anaïs parle de choses et d’autres avec Luc et Bertrand, eux aussi nouveaux bacheliers. Luc consulte son smartphone et dit tout à coup aux deux autres : « Écoutez ! Une montée des eaux de 50 centimètres devrait avoir lieu avant 2050, selon les dernières projections du GIEC en raison de la fonte des glaciers et des calottes glaciaires. De quoi inquiéter les habitants du littoral en cas de fonte totale ? ». « Et vous savez quoi ? Saint-Mandrier et Six-Fours-les-Plages verraient leur territoire devenir des îlots. » Alors, en 2050, on aura quel âge ? »
Les passagers du bateau écoutent aussi l’air amusés, incrédules ou agacés. « Encore des oiseaux de malheur qui veulent nous gâcher les vacances » dit ma voisine. « Il n’y pas plus de réchauffement climatique qu’il n’y a eu de Covid », poursuit-elle relayée par un voisin qui s’insurge à son tour contre les élites qui nous manipulent. « Mais nous ne sommes pas dupes ! conclut-il sèchement ! Les transports en commun sont de bons révélateurs de l’état des esprits !
Mais indifférents à ces commentaires, Luc poursuit. « Vous voyez, pas la peine de se prendre la tête pour notre orientation ! On finira tous piroguiers ou chercheurs d’eau ! Quand je vois comment on a galéré avec Parcoursup ! »
« Et parle pour toi, l’interrompt Bertrand. Moi ça s’est bien passé. Mon père m’a dit « Choisis l’informatique : c’est l’avenir, il y a du travail et des salaires. Et du coup, je commence en septembre. On verra bien. Je crois que Data scientist, cela me conviendrait bien ! »
Anaïs, silencieuse jusque-là, intervient. « Si ça se trouve, rien de ce qu’on veut maintenant n’existera plus tard. Alors….choisir une voie, c’est un peu du hasard…oui, on verra bien… ».
Bertrand insiste auprès d’Anaïs : « Tu ne sais pas ce que tu veux faire plus tard ? »
Anaïs soupire : « Pas vraiment, j’ai postulé plutôt en fonction de mes résultats et du lieu. De toute façon, je n’ai pas obtenu ce que j’avais demandé. Alors, je vais voir où je suis prise. Je verrais bien. On avisera. J’ai demandé psycho au cas où !
Bertrand insiste un peu : « Ça ne te stresse pas de pas savoir ce que tu vas faire ? Moi, j’ai interrogé ChatGPT en lui demandant précisément « comment faire des choix éclairés » et il m’a répondu : Il est important de se donner des objectifs à long terme. C’est aussi ce que me disait mon père. Donne-toi un cap et garde-le ! »
Anaïs répond. « Si tu as demandé à ChatGPT, il a dû te répondre aussi un peu plus loin...elle consulte son téléphone : « Attends je l’ai noté ! : Il sera crucial d’être capable de s’adapter rapidement aux changements. Les professionnels flexibles, agiles et capables d’apprendre continuellement seront privilégiés. Tu vois. Tout est ouvert puisque rien n’est sûr. »
Mais Bertrand ne lâche pas l’affaire. : « Au moins, avec l’informatique on se déplace moins et on pollue moins. C’est ça l’avenir. »
Mais Anaïs a de la répartie. « Le Big Data, c’est juste traiter des masses de données pour nous influencer. Bof ! Tu sais que le streaming recrache 100 millions de tonnes de CO2 par an et engloutit 80% de la bande passante. C’est une pollution invisible mais qui est terrible. Alors, moi, je passe mon tour. »
« Oui mais tu vois bien, insiste Bertrand, avec les IA génératives, il n’y aura plus besoin de psychologues. Ils seront remplacés par les IA. Plus rapides, moins chers et plus fiables ! »
« Non, ça, c’est une lubie des nouveaux apprentis sorciers qui rêvent de vie éternelle ! »
« Alors, tu ne sais pas ce que tu veux faire de ta vie ? C’est maintenant que tu choisis. »
« Quoi faire de ma vie ? Vivre plutôt, c’est bien, non, ? répond Anaïs en riant
Luc silencieux jusque-là, lève une main pour les interrompre : « Oh, l’avenir c’est vraiment très loin. L’avenir c’est ce soir. Alors, on y va ou pas à ce concert !.....
IA génératives : les influenceurs du futur ?
Alors, les IA génératives auraient des choses à nous dire sur le sujet. La preuve ! On va chercher à se faire son propre avis. Et l’inquiétude pour ces jeunes est parfois telle que toutes les ressources paraissent importantes à tester et que chacun se rassure comme il peut. Les stéréotypes sur la jeunesse sont bien loin. Mais ce qui est étonnant, c’est que le dialogue entre Bertrand et Anaïs souligne aussi autre chose. Dans sa revue de questions, l’IA formule plutôt des points d’attention. Pas réellement des conseils ou des recommandations. Par exemple se donner des projets à long terme ; mais un peu plus loin se tenir prêt à toutes les évolutions prévisibles. Ce qui frappe, c’est que chacun peut rester dans sa bulle de lecture du monde et trouver dans le texte ce qui est conforme à ses représentations. Avoir un projet ou décider chemin faisant, voire les deux en même temps. Une métaphore éclairante du en même temps !
Dans un article passionnant intitulé « Face aux artifices de l’IA, comment l’Éducation aux médias peut aider les élèves ? Divina Frau-Meigs termine par ces propos. « Pour tout intelligente qu’elle prétende être, l’IA ne peut remplacer la nécessité pour les élèves de développer leur esprit critique et leur propre créativité, de se former et s’informer en maîtrisant leurs sources et ressources. La question de ce qui est remplaçable (qui ? quoi ? comment ?) n’est pas anodine et alimente depuis des décennies les controverses autour du/des changements technologiques. Certaines polémiques, très vives à l’apparition de certaines technologies, se sont parfois éteintes face à la force des habitudes et des usages. Qui s’intéresse encore vraiment à la manière dont les algorithmes contribuent à la recommandation et à l’influence sociale : musiques en ligne, streaming, affectations dans l’enseignement supérieur, réservations d’’hôtels…peu d’activités, professionnelles ou non, y échappent. Alors, une fois les polémiques calmées, est-ce que tout sera lissé, intégré, routinisé. Qui se souvient que les smartphones dans leur version la plus proche d’aujourd’hui n’ont guère plus de 15 ans. Et pourtant notre vie en a été profondément modifiée. Mais quand on observe le développement de l’économie digitale, notamment celle des plateformes, organisée autour du smartphone justement, on voit mieux à quel point les changements technologiques ne transforment pas uniquement les usages. Ils organisent des pans entiers de l’économie. L’économiste Christophe Degryse termine un article déjà ancien (2017 !) par les observations suivantes : « Ces changements vont contribuer à faire émerger de nouveaux modes de production et de nouveaux modèles d’entreprise. Lesquels modèles vont, selon les circonstances, transformer la manière de travailler, voire les formes d’emploi. À chaque transformation se posera la question du travail humain, de son sens, de sa qualité́, mais aussi de l’obsolescence de certaines qualifications voire de certains métiers. ».
Si on ose l’analogie entre impacts multiples de l’outil Smarphone (dont certains imprévisibles lors de sa conception) et usages potentiels générés par les IA génératives, on peut simplement faire preuve d’humilité : nous percevons des impacts potentiels considérables mais nous avons beaucoup de difficultés à en tracer les conséquences concrètes. Elles apparaîtront chemin faisant mais elles ne sont pas prédictibles. Elles sont aussi liées aux conceptions en arrière- plan : diktat de la croissance économique, économie de l’attention, course à la vitesse ? Comment tout cela se combinera avec la prise en compte (ou non) des conséquences du réchauffement climatique et autres désordres à venir ? On perçoit néanmoins une dimension symbolique aux débats sur ces intelligences dites artificielles ? Plus que les impacts concrets, c’est bien la question du libre arbitre et de la décision humaine qui se posent. Les IA sauraient mieux que nous ce qu’il convient de faire pour conduire sa vie, individuellement et collectivement ?
Décider avec l’incertain ? Pas une simple question de méthode….
Les débats se sont beaucoup concentrés ces derniers mois sur la dimension pédagogique et la place du travail personnel de l’élève et du rôle de l’enseignant. Jusqu’à présent, le numérique permettait d’accéder à une banque de ressources qui nécessitait de la part de l’élève un travail de problématisation, d’extraction et de sélection des sources et d’organisation des arguments. Or, les IA génératives pourraient problématiser et agencer les arguments dans une perspective synthétique se substituant ainsi à une part essentielle de notre contribution. Jusqu’à lors, le débat apparaît bouclé par un argument : les IA génératives n’émettent pas de points de vue. Cela pourrait amener à penser qu’elles sont plus une aide à l’organisation de la pensée qu’une aide à la décision. Or, cette distinction formelle nous paraît à discuter. Nous y reviendrons dans un prochain article blog. L’échange avec Anaïs et Bertrand est très représentatif d’un débat nécessaire et fécond pédagogiquement. Nous proposerons quelques illustrations notamment par la présentation d’un atelier « Controverses fécondes » pour des publics en interrogation sur leur avenir autour du thème : décider avec l’incertain. Tout un programme ! Car il s’agit de prendre conscience que les questions de décision dans un monde où l’incertitude est la norme ne sont pas uniquement des questions techniques. Il n’y a pas une bonne manière duplicable de prendre des décisions, de plus en plus nombreuses, ayant des enjeux personnels et collectifs multiples. Cela renvoit à la fois à des dimensions existentielles mais également très intimes, liées notre propre construction du rapport au futur et au risque. Ce n’est sans doute pas de conseils ou de guides dont ont besoin les jeunes en interrogation sur leur avenir (et les moins jeunes aussi). Mais bien d’un espace de dialogue autour de ces enjeux où chacun peut appréhender comment il s’y prend, ce que cela lui fait, quelle approche lui convient le mieux. Dans le monde qui vient, mieux repérer comment chacun peut avancer, faire face, découvrir n’est pas uniquement une question de méthode mais plutôt de construction de sens chemin faisant et sans cesse renouvelée Sur ce plan, les IA génératives, si elles nous aident à problématiser n’ont pour l’instant pas la capacité à ouvrir et entretenir un dialogue où l’intersubjectivité a toute sa place. Peut-être une des conditions d’une réelle personnalisation des approches et une contribution à la préoccupation d’équité ?
Mais si les IA génératives sont en passe de nous bouleverser, elles s’inscrivent aussi dans des choix politiques et sociaux qui ouvrent des espaces de délibération indispensables. Christophe Degryse, toujours en 2017, précisait à propos de l’avènement de l’économie digitale : « C’est, à notre sens, la responsabilité́ de la société́ dans son ensemble de faire en sorte que ces transformations s’effectuent sans chocs sociaux, sans polarisation ni inégalités croissantes. L’histoire des révolutions industrielles montre que les modèles sociaux n’émergent pas par génération spontanée, mais qu’ils sont le fruit de rapports sociaux. Sans doute sommes-nous aujourd’hui dans une phase d’élaboration, encore lente, confuse et difficile, de nouveaux rapports sociaux, dans la perspective d’une ère digitale conformée à un modèle social réinventé́. »
Pour clore l’article, j’ai posé une dernière question à l’IA : comment s’orienter tout au long de la vie ? Les 7 propositions reçues ne fâcheront personne et tout le monde y trouvera trace de son point de vue (notamment consulter un professionnel avisé !). Mais on peut aussi faire son choix dans les arguments (et on perçoit déjà le processus d’influence à l’œuvre !). Le point 6 est celui que j’ai proposé à Anaïs de ne pas oublier : expérimenter et tirer les leçons de ses expériences. Et par texto, je lui ai envoyé un petit message de soutien à ma sauce : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner », écrivait George Perec.
André Chauvet
https://www.editions-observatoire.com/content/Être_à_sa_place
https://www.francecompetences.fr/app/uploads/2022/02/Note-détudes_N4_Reconversion-2.pdf
https://www.cairn.info/revue-reflets-et-perspectives-de-la-vie-economique-2017-3-page-47.htm