L’alphabétisation dans une perspective européenne

Sylvie Pinchart est directrice de Lire et Ecrire Communauté française (Belgique). Lire et Ecrire est un mouvement d’éducation permanente qui lutte pour le droit à l’alphabétisation pour tout adulte qui le souhaite.
Dans l’Union européenne, de graves inégalités demeurent dans l’accès des adultes aux savoirs et à la formation. L’enquête PIAAC, réalisée par l’OCDE, a ainsi levé le voile sur la proportion d’adultes (20%) qui n’atteignent qu’un faible niveau en lecture et écriture. De plus, selon Eurostat (Adult Education Survey, 2011), les adultes les moins diplômés sont 3 fois moins susceptibles de participer à une formation que ceux ayant bénéficié d’une formation de l’enseignement supérieur, et des inégalités analogues existent entre catégories professionnelles ou personnes avec ou sans emploi.
Face à ces constats, l’Union européenne a lancé plusieurs initiatives qui touchent à la question de l’alphabétisation, bien qu’elles l’englobent souvent dans la question plus large des « compétences de base » : le cadre pour les compétences clés (2006), le rapport du Groupe d’expert de haut niveau sur la lutte contre l’illettrisme suivi par les Conclusions du Conseil sur la littératie (2012), le lancement du réseau ELINET (2014), et le rapport du groupe de travail sur l’éducation des adultes portant sur la question de compétences de base (2016).

Crée par Gil Freitas, EAEA
Depuis peu, la Recommandation sur le « Parcours de renforcement des compétences » (2016) préconise d’augmenter l’offre en matière de formation de base et de validation des compétences, et de prendre des mesures « de communication, d’orientation et de soutien » visant à augmenter la demande de formation.
Cette attention à l’alphabétisation constitue un important pas en avant. Pour qu’elle porte véritablement ses fruits, il faudra cependant prendre en compte une série de difficultés rencontrées sur le terrain. Il est en effet inquiétant de constater que l’alphabétisation est le plus souvent traitée par l’Union européenne dans une perspective essentiellement économique. Si les enjeux démocratiques et de cohésion sociale sont souvent cités dans les documents programmatiques, l’amélioration de la « compétitivité » et de l’ « employabilité » reste l’élément central du discours public sur l’alphabétisation et de sa mise en œuvre. Les publics peu qualifiés y sont souvent présentés comme des personnes peu responsables qu’il convient de « motiver » ou de « prendre en main ». Très concrètement, cette approche se traduit par une pression croissante sur des publics déjà fragilisés, dans un climat d’anxiété, de difficultés bureaucratiques et de contrainte qui n’est pas propice à l’apprentissage.

Crée par Gil Freitas, EAEA
Une conception utilitaire et fonctionnelle des « compétences de base » présente aussi le risque de dénaturer les pratiques effectives d’alphabétisation telles qu’elles sont menées depuis des décennies au sein de la société civile. En effet, l’alphabétisation ne se réduit pas à apprendre à lire et à écrire de manière efficace. L’évaluation d’impact des formations organisée par Lire et Ecrire auprès de ses apprenants (2010) a mis en évidence 5 grandes catégories d’effets :
- L’image de soi et les relations avec les proches
- L’amélioration des savoirs et des compétences de base
- L’insertion sociale, la vie quotidienne
- L’insertion professionnelle
- La participation citoyenne, la scolarité des enfants, la participation culturelle
L’alphabétisation n’est donc pas une fin en soi, on s’alphabétise toujours pour quelque chose, et notamment pour obtenir l’application de droits sociaux dont on est souvent privé lorsqu’on est en difficulté avec l’écrit. Travailler dans une perspective d’émancipation, de participation des personnes et de changement social vers plus d’égalité, implique aussi de travailler sur la connaissance de ses droits, sur le fonctionnement de la justice, de la santé, des syndicats, et mécanismes socio-économiques qui régissent la société et induisent l’exclusion.
Parce que l’ensemble de ce processus est important, Lire et Ecrire a choisi de lancer sa campagne 2017-2018, ce 8 septembre, sur la question du temps nécessaire pour apprendre. Apprendre à lire et à écrire prend en effet beaucoup de temps, et aujourd’hui le secteur de l’alphabétisation est sommé de faire toujours plus vite pour répondre aux impératifs de rentabilité imposés par les pouvoirs publics, tandis que pour une partie du public l’apprentissage doit se faire dans l’urgence et sous la contrainte, puisque l’entrée en formation conditionne désormais le maintien de certains droits (comme les allocations de chômage) ou l’acquisition de nouveaux (par exemple l’accès à la nationalité).
Sylvie Pinchart est directrice de Lire et Ecrire Communauté française. Militante et travailleuse de l’associatif depuis plus de 20 ans, elle a occupé différentes fonctions, d’animation, de formation, de coordination ou de direction, dans plusieurs secteurs d’intervention – insertion socioprofessionnelle, promotion de la santé, éducation permanente, égalité des femmes et des hommes – avec comme fil conducteur l’éducation populaire. Elle est également présidente du Conseil Supérieur de l’Education Permanente de la Fédération Wallonie-Bruxelles.