La Chaire en communication interculturelle, un laboratoire en action


La Chaire en communication interculturelle, un laboratoire en action
Entretien avec Jorge Frozzini, Ph. D. ; titulaire de la Chaire de recherche du Canada en communication interculturelle et technologies de gestion en contexte pluraliste ; professeur agrégé ; Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

La question de l’interculturel, de l’interculturalité et des compétences interculturelles est de plus en plus présente. De part votre parcours, vos travaux ou les projets menés, j’aimerais en savoir plus et faire partager votre expérience sur ces dimensions interculturelles.
Ces thèmes sont importants pour les professionnels et acteurs de l’éducation et de la formation qui se retrouvent sur la plateforme EPALE/Erasmus +.
Pour démarrer, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous même, votre parcours ?
Merci pour cette invitation afin de parler un peu de mes travaux. La question du parcours est toujours fascinante, mais aussi un peu dangereuse, car nous pouvons divaguer pendant longtemps sur certains aspects de notre vie. Dans mon cas, j’essaierai d’être bref en mentionnant quelques éléments qui, je pense, ont eu une grande influence sur la personne que je suis et les travaux que je mène aujourd’hui.
Pour commencer, je proviens d’une famille où la pluralité humaine dans tous les sens du terme est bien présente. Par exemple, il y a une variété d’idées ou allégeances politiques, de croyances religieuses ou spirituelles, d’appartenance aux diverses classes sociales, etc. Les entrecroisements et mélanges sont ainsi variés et ne se limitent pas aux origines ethniques. Ceci étant dit, ma famille fait aussi partie des mouvements migratoires récents. Plus précisément, je suis arrivé au Canada (en provenance du Chili) avec ma mère et ma sœur par l’entremise du programme de réunification familiale afin de rejoindre mon père.
Lors de mon arrivée au Canada, j’ai rapidement commencé à apprendre les langues officielles, comme on les appelle ici (le français et l’anglais). Par la suite, c’est la poursuite des études : terminer l’enseignement secondaire (le lycée en France, je crois), pour finalement aller au cégep (structure unique au Québec) et à l’université. J’ai fait un baccalauréat en sciences politiques (relations internationales) et par la suite une maîtrise et un doctorat en communication. La plus grande partie de mon instruction au Canada a été effectuée dans des institutions francophones à l’exception du doctorat que j’ai voulu faire à l’Université McGill et donc dans un univers anglophone.
J’ai effectué plusieurs types d’emploi dans ma vie (dans le secteur privé et public), mais après mon doctorat j’ai pu obtenir un poste comme professeur à l’UQAC où je suis encore aujourd’hui. J’ai enseigné et poursuivi mes recherches, mais j’ai pu aussi créer un baccalauréat en communication. C’est tout récemment que j’ai obtenu une Chaire de recherche du Canada qui me permet de me concentrer, un peu plus, sur la recherche.
Finalement, je crois que c’est aussi important de le mentionner que je suis impliqué dans le monde communautaire et plus précisément dans l’aide auprès des travailleur.e.s immigrant.e.s depuis mes études doctorales.
Pouvez vous nous dire comment vous avez rencontré l’interculturalité lors de votre trajectoire personnelle, académique ou professionnelle ?
Si nous parlons de la pluralité des appartenances, des rencontres, etc., elle m’a toujours habité et elle a toujours été autour de moi, mais si nous parlons du courant de pensée et d’une philosophie d’action, c’est à partir de mon doctorat et de mon implication, par la suite, au sein du Laboratoire de recherche en relations interculturelles (LABRRI) basé à l’Université de Montréal. C’est lors de mes recherches doctorales que la question interculturelle a commencé à prendre forme dans ma pensée, mais ce sont les discussions avec mes collègues au LABRRI et les divers travaux que nous avons menés que ma conception de l’interculturel a pu se structurer de plus en plus.
Toutefois, je ne peux pas passer sous silence le fait qu’en étant moi-même issu de l’immigration, j’ai été forcé à confronter des situations qui m’ont mené à porter un regard sur l’autre (celui qui est devant moi) et sur moi-même (mes propres particularités). Ce que nous appelons la décentration et la centration, pour utiliser des termes plus précis. Cette sensibilité a donc contribué à cet intérêt pour l’interculturel qui n’a pas été conscient au début.
Qu’est ce qui vous a amené à travailler sur la question de l’interculturalité, les compétences interculturelles et la communication interculturelle ?
Comme je le mentionnais, il y a eu une part de sensibilité à partir de ma trajectoire comme immigrant, mais aussi le fait d’avoir analysé, dans le cadre de ma thèse de doctorat, la Commission Bouchard-Taylor qui est en soi un moment clé de l’histoire des relations interculturelles au Québec. C’est donc une volonté de mieux comprendre ce qui arrivait autour de moi et les situations auxquelles j’ai été confronté que tranquillement je suis venu à m’intéresser sur la question des relations interculturelles en premier et de la communication interculturelle par la suite. La question des compétences arrivera un peu plus tard, même s’il y a des liens entre ces trois.
Vous êtes titulaire de la Chaire de recherche du Canada en communication interculturelle et technologies de gestion en contexte pluraliste, pouvez vous nous en dire un peu plus sur l’origine de la Chaire, ses objectifs et actions ?
Les origines de la Chaire proviennent de l’intérêt que je porte sur les interactions et les effets des politiques, les programmes, les lois sur la vie des gens et en particulier des personnes issues de l’im/migration. En effet, depuis un certain temps je m’intéresse aux travailleurs migrants temporaires (et plus récemment aux étudiants internationaux) et aux divers dispositifs administratifs qui ont une incidence majeure sur leurs parcours et séjour sur le territoire canadien. Lorsque j’ai postulé pour le concours afin d’obtenir une Chaire de recherche du Canada, j’ai donc proposé un programme de recherche qui porte sur les articulations entre les technologies de gestion (entendue ici comme cette tendance au contrôle et à la surveillance par divers moyens) et plus précisément, ce que j’appelle les prescriptions administratives (documents, programmes, lois, etc.) et la communication interculturelle qui s’opère au niveau des interactions (interpersonnelles et intergroupes) dans diverses sphères sociales (travail, santé, éducation, etc.).
Les objectifs de la Chaire, je dois l’avouer, sont très ambitieux. Il y en a cinq :
- Identifier et comprendre les éléments de la communication interculturelle.
- Identifier et comprendre les éléments propres aux technologies de gestion et les liens qui peuvent être effectués avec les représentations sociales que la société peut avoir des personnes issues de l’im/migration.
- Comprendre la complexité des interactions dans diverses sphères sociales avec la présence des technologies de gestion.
- Développer une approche théorique de la communication interculturelle et des technologies de gestion comme des éléments essentiels au processus de structuration de la société.
- Développer des outils et des stratégies favorisant le transfert des nouvelles connaissances vers le monde académique et la population générale afin de permettre une analyse critique du processus d’inclusion des personnes issues de l’im/migration.
En ce qui concerne les actions, comme toute Chaire, nous participons à des congrès, effectuons des publications et participons à l’entraînement des étudiants. À ces éléments plus traditionnels du travail universitaire, s’ajoute celui de participer à l’élaboration d’outils et de stratégies nous permettant de contribuer au bien de la société. Ainsi, par exemple, nous avons tout récemment mis en ligne trois outils (une carte, un guide et un répertoire) pour les personnes qui aident les travailleurs migrants temporaires.
En quoi la Chaire et ses travaux participe du développement de l’interculturalité et/ou des compétences interculturelles ?
Pour répondre à cette question, je dois le faire en deux temps, car parmi mes multiples engagements, je dirige depuis 2018 un groupe de travail sur la formation en interculturel qui est composé d’une pluralité de personnes provenant de divers milieux (intervention, enseignement, etc.). Dans le groupe, nous parlons plus précisément de la question des compétences interculturelles et nous allons soumettre pour publication vers la fin de cette année un guide pour les formateurs en interculturel. Le but est donc axé sur des éléments concrets d’accompagnement dans un domaine où il n’y a pas d’ordre professionnel ou d’agrément en bonne et due forme (au moins au Canada).
À cette partie de mon travail, s’ajoutent les travaux de la Chaire où en ce moment, par exemple, nous venons de terminer une revue de la littérature exhaustive à propos de la communication interculturelle qui nous sert de base pour faire l’état des lieux et entamer une proposition afin d’actualiser les connaissances à ce sujet. Ainsi, la combinaison de l’ensemble de ces initiatives permet, parmi tant d’autres, d’avancer ou de mieux cartographier cet immense domaine qui est celui des relations interculturelles.
Au regard de votre parcours et des travaux de la Chaire, quelle idée majeure retiendriez vous pour les étudiants ou les générations futures ?
Voilà la question qui vaut 1million de dollars (n’oubliez pas que je suis au Canada et que nous fonctionnons avec cette monnaie), si je dois choisir une idée majeure, je crois que celle de « contexte » vient automatiquement dans mes pensées, car il est essentiel pour comprendre des situations interculturelles, des idées que nous pouvons proposer à un certain moment ou simplement pour savoir si certaines initiatives ont ou non une possibilité d’être accueillies ou non. La compréhension d’un ou des contextes particuliers à une époque donnée permet d’ouvrir une porte dans un univers de sens, de structures, de systèmes, etc., qui s’articulent d’une façon particulière et qui permettent, par le fait même, de donner quelques disponibilités à une pluralité de possibilités.
Je voudrais aussi ajouter l’importance de l’implication sur le terrain. D’être présent sur le terrain, de parler avec le monde et de contribuer activement. Ce type d’implication permet de rester connecté sur la réalité telle que vécue et perçue par les personnes que nous pouvons rencontrer. Ceci permet de faire ce que nous appelons en anglais une « reality check » lorsque nous restons trop centrés autour de nos cercles académiques.
Je vous remercie cordialement pour cet échange et votre apport d’une grande richesse tant réflexive que pragmatique.
Thierry Ardouin
