European Commission logo
Se connecter Créer un compte
Possibilité de sélectionner plusieurs mots avec une virgule de séparation

EPALE - Plateforme électronique pour l'éducation et la formation des adultes en Europe

Blog

« Il faut compter davantage sur la communauté que sur les machines » - Entretien avec Rania Youssef, de Tribe-X

Décolonisation technologique et inclusion numérique

[Traduction : EPALE France]

Contexte et vision

Q : Pourriez-vous nous parler brièvement de votre parcours qui vous a mené à la création de Tribe-X  et nous expliquer pourquoi vous vous êtes intéressée à la décolonisation et à l'inclusion dans le domaine des technologies ?

R : Le parcours qui m'a menée à Tribe-X est long, je travaille sur ce projet depuis quatre ans. Tout a commencé lorsque je suis tombée sur des recherches sur les divisions historiques dans différentes parties du monde. Elles m'ont amenée à m'interroger sur la manière dont ces structures de pouvoir historiques pouvaient être présentes dans les technologies modernes.

En tant que développeure technologique, j'avais le sentiment que l'industrie technologique n'était pas toujours conçue pour répondre aux besoins d'utilisateurs diversifiés. J'ai essayé de créer des liens avec différents groupes technologiques, mais je ne m'y sentais souvent pas à ma place : j'avais plusieurs identités qui ne correspondaient pas parfaitement à des groupes monothématiques. Dans les espaces technologiques féministes, je portais l’étiquette de mère. Parmi les parents, j'avais des perspectives différentes.

J'ai décidé que, si je ne trouvais pas d'espace pour aborder ces aspects croisés de l'identité dans le domaine des technologies, je devais en créer un. J'ai lancé Tribe-X parce que je percevais des défis dans la manière dont les technologies étaient développées et utilisées. J'ai vu des amis qui entraînaient des IA développer des troubles mentaux après avoir été exposés à des contenus perturbants. J'ai créé cet espace pour les personnes dont la voix n'était pas entendue dans le domaine des technologies, afin de créer des ponts entre différentes communautés.

Q : Qu'entendez-vous par « inclusion numérique » dans le contexte technologique actuel, et quels sont les principaux obstacles auxquels sont confrontées les communautés marginalisées ?

R : L'inclusion numérique recouvre différentes réalités selon le contexte. Son sens varie d'une région à l'autre, et diffère également de celui qu'on lui donne en Égypte ou ailleurs.

À mon sens, l'inclusion numérique est une question d'accessibilité et de choix : tout le monde devrait pouvoir choisir ses outils et les utiliser en toute sécurité.

Parmi les obstacles, citons l'accès limité aux principales plateformes. Par exemple, lorsque les réfugiés effectuent les démarches officielles, ils sont souvent redirigés vers des systèmes de messagerie électronique. C'est l'option la plus simple, et les fonctionnaires peuvent même la configurer pour eux sur place.

Parallèlement, dans de nombreuses régions, l'accès à la technologie et à Internet détermine votre mobilité sociale. Si vous n'avez pas accès à Internet, vous êtes à la traîne. Les obstacles varient selon l'endroit où vous vivez, mais ils sont tous liés à l'accès et aux opportunités.

Approches éducatives

Q : Comment Tribe-X répond aux besoins spécifiques des apprenants adultes dont les connaissances en technologie sont peut-être limitées ?

R : Nous les accompagnons individuellement, un par un. De la même manière que j'ai appris à ma mère à utiliser une souris ! Une personne à la fois, un ordinateur à la fois.

Récemment, une amie avait besoin d'aide avec son ordinateur portable. Elle ne savait utiliser que Word, alors je lui ai installé LibreOffice, un logiciel gratuit qui fonctionne de manière similaire. Je l'ai téléchargé pour elle, je lui ai montré comment l'utiliser, et tout a très bien fonctionné.

C'est notre approche : nous accordons une attention personnalisée à chaque individu. Même dans notre société hyperindividualiste, il est essentiel de prendre le temps de travailler individuellement avec les gens. L'éducation doit se faire au cas par cas, en particulier lorsqu'il s'agit d'enseigner les technologies aux adultes.

Outils et méthodologies

Q : Quel rôle joue la technologie open source dans la promotion de l'inclusion numérique, et comment peut-elle être mieux exploitée dans l'éducation des adultes ?

R : La technologie open source présente à la fois des avantages et des défis pour l'inclusion numérique. Parmi les avantages, elle offre un haut niveau de transparence, ce qui est positif. Toutefois, des obstacles à la participation et à l'utilisation de ces outils subsistent.

Prenons l'exemple des différents réseaux sociaux. De nouvelles plateformes sont continuellement développées, mais de nombreuses communautés à travers le monde utilisent principalement Facebook. Il existe même un terme, « Facebook moms », qui désigne la manière dont les femmes, en particulièrement les mamans, utilisent Facebook pour communiquer, rejoindre des groupes et trouver des organisations locales. La question se pose donc de savoir si ces nouvelles plateformes répondent aux besoins de divers utilisateurs.

Nous avons besoin d'une meilleure représentation dans le développement open source et d'un meilleur accompagnement linguistique. Par exemple, l'arabe est très peu pris en charge dans de nombreux projets open source, créant ainsi des obstacles pour les arabophones.

IA et technologies émergentes

Q : Avec les progrès rapides des technologies d'IA, selon vous, quel sera leur impact sur l'inclusion numérique ? Vont-elles créer de nouvelles formes d'exclusion ou pourront-elles être utilisées comme outils pour améliorer l'accessibilité ?

R : Pour s'y retrouver dans les systèmes d'IA, il faut d'abord comprendre le fonctionnement d'Internet. Les gens doivent comprendre ce que sont les serveurs, comprendre que leurs données ne sont pas chez eux, mais envoyées ailleurs. C'est quelque chose qu'il faut visualiser. J'ai moi-même du mal à le conceptualiser, même si je travaille dans le domaine des technologies.

À mon avis, les applications actuelles de l'IA présentent des limites en matière de confidentialité et d'autonomie des utilisateurs. Le conseil que je donnerais aux personnes qui utilisent l'IA ? Ne vous y fiez pas trop, car la technologie évolue rapidement. Je m'inquiète de savoir si les utilisateurs ont un contrôle réel et peuvent préserver leur vie privée lorsqu'ils utilisent ces systèmes.

Il est essentiel de toujours avoir recours à une vérification humaine, c'est-à-dire à des personnes chargées de contrôler le travail de l'IA. Ces technologies permettent de résoudre de réels problèmes sociaux, mais, si nous pouvions compter sur des communautés plus solides, au sein desquelles amis et connaissances pourraient s'entraider pour des tâches telles que la révision de CV ou d'e-mails, nous n'aurions pas autant besoin de l'IA. Il faut compter davantage sur la communauté que sur les machines.

Applications pratiques et mesure d’impact

Q : Comment mesurez-vous le succès de vos initiatives en matière d'inclusion numérique, et quels ont été les résultats les plus significatifs ?

R : Notre succès se mesure au nombre de personnes issues de milieux divers que nous attirons. Plus il y a de personnes issues de groupes sous-représentés qui souhaitent rejoindre notre équipe, plus je considère que c'est une réussite. Quel est le nombre de voix différentes que j'atteins ?

Parmi nos réussites concrètes, citons le fait que nous attirons dans notre équipe de nombreuses personnes issues de régions touchées par des conflits. Elles travaillent sur des applications dont elles ont besoin, ce qui me rend fière.

Citons une autre initiative qui a porté ses fruits : mes cours sur l'identité et les dynamiques de pouvoir destinés aux jeunes adultes, où nous abordons divers aspects de l'identité. Même s'ils sont réticents au départ, voir leur point de vue évoluer est très gratifiant.

Contexte européen et collaboration

Q : Quel potentiel voyez-vous dans la coopération européenne pour faire progresser l'inclusion numérique ?

R : Il faut discuter de la manière dont nous pouvons sensibiliser les gens et inclure les personnes les plus concernées dans le processus décisionnel. Il est important de s'engager à travailler sur cette question tout en impliquant les personnes directement concernées.

Je suis limitée par la barrière de la langue, je ne parle pas très bien français. Donc, j'ai besoin de personnes ici qui puissent m'aider à établir le contact avec les communautés locales. J'aimerais beaucoup organiser des ateliers avec vous. Je suis particulièrement intéressée par le développement d'ateliers sur l'éducation aux médias, afin d'aider les citoyens à identifier les fausses informations.

Je souhaite également répondre aux défis auxquels sont confrontées différentes communautés dans le domaine des technologies. J'ai cruellement besoin de collaborer avec d'autres personnes, mais je suis nouvelle dans ce domaine et j'apprends encore comment établir ce type de partenariats.

Q : Quel conseil donneriez-vous aux éducateurs d'adultes à travers l'Europe qui souhaitent rendre leurs pratiques éducatives numériques plus inclusives ?

R : Écoutez vos apprenants ! Écoutez leurs histoires et répondez à leurs besoins ! Chacun apprend différemment, c'est pourquoi l'éducation doit faire appel à divers supports. Il ne suffit pas de distribuer un document ou de donner un cours magistral.

Il faut solliciter au moins trois ou quatre sens pour que les apprenants retiennent efficacement les informations. Si vous enseignez sur ordinateur, veillez à créer des occasions d'établir des liens avec le monde réel, par exemple en organisant des réunions dans la communauté ou des entretiens avec des personnes concernées. L'éducation doit mettre en relation les éducateurs et les gens, et non isoler les apprenants dans leur propre bulle.

Pensez également à militer pour la création d'espaces éducatifs supplémentaires dans les communautés défavorisées. Même si je suis sceptique quant aux approches descendantes, cela vaut la peine d'essayer d'influencer les politiques.

Vision d'avenir

Q : Selon vous, quelle direction prendra le mouvement de décolonisation technologique au cours des cinq prochaines années, et comment les éducateurs d'adultes peuvent-ils se préparer à participer à cette transformation ?

R : Le mouvement va se développer rapidement, au-delà de Tribe-X et des initiatives actuelles. Les éducateurs d'adultes peuvent se préparer en se renseignant sur les travaux déjà réalisés dans d'autres domaines. Les principes sont applicables à tous les domaines, il n'est pas nécessaire de se limiter aux ressources spécifiques à la technologie.

Ces principes suivent des modèles universels que nous pouvons appliquer dans différents contextes. Les mêmes modèles se répètent, sous des formes différentes selon les domaines. Nous pouvons tirer des enseignements des mouvements antérieurs dans d'autres domaines et les appliquer à la technologie.

Événements à venir

 

Tribe-X organisera la deuxième édition de son festival « Alternative Worlds » à Paris le 21 juin 2025.

Cet événement sera consacré aux intersections entre technologie, écologie et engagement citoyen, et se penchera sur la question de la décolonisation de la technologie dans le paysage numérique actuel. Pour plus d'informations, rendez-vous sur tribe-x.org/events.

Cet entretien a été réalisé par Aicha KOURICHE du fable-Lab pour la plateforme EPALE.

Likeme (2)
Étiquettes