Apprendre avec et par les autres en situation de travail : le rôle des interactions de tutelle

Dans cet article, on présente le rôle des interactions de tutelle dans l’apprentissage du point de vue du psychologue Jérôme Bruner qui a initié la notion de fonctions de tutelle ou d’étayage. Bruner y développe plusieurs fonctions qui peuvent être mises en œuvre spontanément, dans le cours des interactions de tutelle dans la vie ou au travail. Mais l’intérêt de ces fonctions est aussi de pouvoir les désigner et de les faire connaître à ceux qui jouent un rôle de tutorat dans les situations de travail afin qu’ils deviennent des tuteurs plus efficaces

Dans un article fondateur consacré au rôle des interactions de tutelle, le psychologue Jérôme Bruner[1], « étudie la nature du processus de tutelle grâce auquel un adulte ou un spécialiste vient en aide à quelqu’un qui est moins adulte ou moins spécialiste que lui. »
Comme le dit Bruner à propos des enfants, mais ces propos s’appliquent aussi aux jeunes et adultes en cours d’apprentissage en situation de travail : « bien que depuis les tous premiers mois de sa vie, il résolve « naturellement » les problèmes de son propre chef, il arrive souvent que ces tentatives soient aidées et encouragées par d’autres personnes qui sont plus expertes que lui. »
Qu’est-ce qui intervient dans ces interactions de tutelle qui soit susceptibles d’engendrer des effets d’apprentissage qui ne se produiraient pas ou moins vite ou moins bien sans l’aide d’une personne qui joue un rôle de tuteur ?
Le soutien apporté, écrit Bruner, consiste à prendre en mains ceux des éléments de la tâche qui excèdent les capacités du débutant. Jérôme Bruner décrit quelques fonctions de tutelles que nous reprenons ici, non dans leur formulation initiale mais réélaborées pour des situations d’apprentissage au travail :
Bien qu’il ne la définisse pas comme une fonction de tutelle, Bruner insiste cependant sur une condition : il est nécessaire que celui qui apprend connaisse et puisse reconnaître la solution du problème ou les résultats attendus avant de pouvoir conduire lui-même les démarches qui y conduisent. Comme nous l’avions développé dans un blog consacré à la théorie de l’action développée par Galpérine ou Savoyant, la formation d’une action suppose au moins un début de représentation de son but et de son résultat, même si c’est aussi en réalisant l’action que la représentation du but et des résultats s’affine. La présentation et l’explication des buts et des effets de l’action relèvent donc bien des fonctions de tutelle.
L’enrôlement
Enrôler consiste à engager l’intérêt de celui qui apprend « envers les exigences de la tâche ». Même si on peut supposer que, dans de nombreux cas, le moins compétent cherche à réaliser la tâche, il peut chercher à le faire sans prendre en compte toutes les exigences de la tâche, autrement dit, à chercher à la réaliser à sa manière, ou de la façon la plus simple, ou en cherchant à en éviter certains aspects qu’il ne maîtrise pas. Si ces « stratégies » sont légitimes, elles sont néanmoins porteuses d’un potentiel d’apprentissage moins élevé.
La réduction des degrés de liberté
Il s’agit ici d’opérer une certaine simplification de la tâche en réduisant le nombre des choix d’action possibles pour atteindre la solution. Bruner souligne que les interventions qui vont dans ce sens ont aussi pour fonction de pouvoir réguler le feed-back comme moyen de rectification. En limitant le nombre d’actions possibles, en orientant le mouvement et la forme de l’action, cela favorise la comparaison entre ce qui est effectué et ses effets. Par contraste, pour un novice dans une tâche nouvelle pour lui, il peut y avoir un tel nombre d’actions possibles qu’il ne sait ni par quoi commencer ni par quoi continuer, mais pas non plus comment identifier si ce qu’il effectue produit les effets attendus ou pas.
Le maintien de l’orientation
Bruner écrit que « les débutants s’attardent et rétrogradent vers d’autres buts » et le tuteur doit les maintenir dans la poursuite de l’objectif défini. Ainsi, peuvent–ils accorder un trop grand intérêt et une trop grande attention à des buts intermédiaires en privilégiant une réussite partielle de la tâche (là encore légitimement mais en ignorant ou en oubliant l’intégralité et la globalité de la tâche). Lorsque les apprenants ont l’occasion de réaliser plusieurs fois une même catégorie de tâches, ils peuvent aussi ignorer, oublier ou éviter de prendre en compte un plus haut niveau de complexité, puisqu’ils ont bien réussi avec des tâches qui se sont avérées moins complexes. Ils tendent ainsi à reproduire la manière de réussir l’action qui a réussi et le tuteur doit alors aussi les amener à engager à nouveau plus d’attention et d’effort pour prendre en compte un niveau d’exigence plus grand.
La signalisation des caractéristiques déterminantes
Un novice ne sait pas quelles caractéristiques de la tâche et de la situation il doit prendre en compte pour agir et agir de telle ou telle manière. Il peut être débordé par la multiplicité des informations ; et il peut aussi ne rien percevoir du tout ou bien encore ne rien percevoir de ce qui est essentiel, être attiré par ce qui est accessoire, ou être perdu par l’ensemble de ces phénomènes. Le tuteur peut signaler ou aider à identifier ce qui est pertinent pour la réalisation de la tâche et écarter ce qui est accessoire ou parasite. De même, il peut signaler les caractéristiques déterminantes pour pouvoir identifier si ce qui est réalisé correspond à une production correcte ou non. Il aide ainsi à construire les opérations de contrôle de l’action.
Le contrôle de la frustration
Bruner écrit avec humour que la résolution de problèmes avec un tuteur devrait être moins périlleuse ou éprouvante que sans lui. Encouragement à poursuivre les efforts, à essayer ou réessayer, minimisation des erreurs ou imperfections, félicitations, mise en évidence des progrès accomplis. On est là à l’inverse de ce que certains apprenants expriment : quand ça va, il ne dit rien, dès que ça va pas, il gueule.
La démonstration
Cette fonction est la plus connue, et celle qui paraît depuis toujours la plus « évidente ». Elle met en jeu l’imitation et est en réalité, beaucoup plus complexe qu’on ne le croit pour donner tout son potentiel d’aide à l’apprentissage. Nous y reviendrons dans le blog suivant.

Patrick MAYEN est professeur en sciences de l'éducation à l'Université de Bourgogne Franche Comté / Agrosup Dijon et expert thématique EPALE France.
[1] Jérôme Bruner. 1983. Savoir faire, savoir dire. Paris : PUF.