Accompagnement des personnes en situation de handicap : comment sortir d’une vision validiste ?

Malgré les obligations légales existantes en matière d'accessibilité, les administrations, les collectivités, les acteurs et actrices de terrain ont encore beaucoup de difficultés à prendre en considération la diversité des situations de handicap dans la conception de leurs services. En 2020, seuls 13% des sites publics en ligne sont accessibles aux personnes en situation de handicap, et ces dernières subissent encore de nombreuses discriminations sur le terrain.
Pour Numérique en Commun[s], Céline Extenso et Béatrice Pradillon, co-fondatrices du collectif handi-féministe Les Dévalideuses, reviennent sur les raisons structurelles de cette situation critique et proposent des pistes concrètes pour faire des services publics numériques de réels environnements encapacitants pour toutes et tous.
Cet article a été initialement publié en 2022 dans La Revue NEC 2021, revue éditée par l'Agence nationale de la Cohésion des Territoires (ANCT). Pour lire l'entretien dans son contexte ainsi que le reste de la revue consacrée au numérique d'intérêt général, c'est par ici.
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Le validisme, un concept encore trop peu connu
Le mouvement des personnes handicapées pour les droits civiques apparaît dans le monde anglo-saxon dans les années 1960-1970. Dans la lignée des mouvements afro-américains, des étudiants et étudiantes handicapées dépendant d’une assistance régulière se mobilisent pour le droit à la vie autonome. Ils et elles revendiquent la possibilité de sortir des institutions et un aménagement des campus leur permettant de vivre de façon autonome.
Avec ce mouvement émerge une nouvelle théorisation du handicap à l’origine des disability studies. Alors que le modèle médical jusqu’alors dominant considère le handicap comme une défaillance biologique qui produit une situation d’infériorité morale et/ou matérielle, le modèle social replace le handicap dans sa dimension collective. Si une personne subit un handicap, c’est avant tout parce que l’environnement dans lequel elle évolue n’est pas adapté à sa situation.

Ce changement de perspective permet de responsabiliser davantage la société et de sortir du registre de la charité, de la solidarité et de l’infantilisation pour penser réellement l’autonomisation et l’autodétermination des personnes handicapées.
Aujourd’hui les mouvements anti-validistes se situent entre ces deux modèles. Sans remettre en cause le fait que les handicaps existent indépendamment de l’environnement – certaines personnes connaîtront toujours des empêchements lourds, de la fatigue, des douleurs chroniques même avec un environnement accessible –, ils dénoncent le validisme en tant que système d’oppression discriminant les personnes handicapées du fait de leur non-correspondance aux normes médicales dites valides.
« L’accessibilité, ce n’est pas seulement à destination de publics passifs.Dans les salles de spectacle, les places handicapées sont dans les salles, mais peu d'aménagements sont pensés pour rendre accessible la scène, les coulisses ou l’organisation. Pourtant, nous ne sommes pas que des spectateurs, nous pouvons aussi être des acteurs. »
Céline Extenso – Les Dévalideuses
Et le numérique là-dedans ?
L’histoire des Dévalideuses témoigne de la richesse et de la complexité que peuvent apporter les outils numériques. Le collectif s’est d’abord constitué via les réseaux sociaux, en réaction à l’incapacité des milieux militants d’inclure dans leurs actions des personnes handicapées (réunions non accessibles, déplacements non anticipés…). Les outils de visio notamment facilitent grandement les réunions du groupe dont l’un des principaux mots d’ordre est d’aligner les pratiques sur les situations les plus empêchées pour pouvoir travailler ensemble de façon égalitaire.
Néanmoins, la plupart des outils, dont des outils libres et open source, sont un enfer d’incompatibilité, ce qui contraint le collectif à changer régulièrement ses modes de communication. En effet, la pluralité des handicaps (moteurs, sensoriels, cognitifs, psychiques…) est rarement prise en considération dans la conception des services numériques, et ce alors même que tout organisme relevant d’une mission de service public ainsi que les entreprises ayant un chiffre d’affaires supérieur à 250 millions d’euros[5] ont des obligations en termes d’accessibilité depuis la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », dite loi handicap, du 11 février 2005.
« Il vaut mieux refaire un site de zéro plutôt que de coller des pansements sur une jambe de bois. »
Béatrice Pradillon – Les Dévalideuses
L’accessibilité est encore trop souvent perçue comme un fardeau. Nombreux sont les organismes qui se contentent de poser un vernis « accessibilité » au dernier moment – stratégie qui en plus d’être contre-productive s’avère extrêmement coûteuse.
Pourtant, des dispositifs d’État existent depuis longtemps. Des référentiels sont régulièrement mis à jour (voir par exemple le RGAA, Référentiel général d’amélioration de l’accessibilité), des programmes d’accompagnement sont mis en place, comme le programme Transformation numérique des territoires (TNT) à destination des collectivités qui succède au programme DCANT (Développement concerté de l’administration numérique territoriale) depuis le 31 mai 2021.
Pour sortir de cette situation, Céline Extenso et Béatrice Pradillon proposent trois pistes d’action concrètes :
- Définir l’accessibilité comme un critère de qualité des algorithmes de référencement des moteurs de recherche, comme cela a été fait avec le protocole HTTPS (« HyperText Transfer Protocol Secure ») par Google pour favoriser la sécurisation des sites web.
- Intégrer les personnes handicapées directement dans la conception des projets et services numériques, à l’instar de la méthode FALC (Facile à lire et à comprendre) qui pose comme règle d’or pour s’assurer de l’accessibilité et de la lisibilité d’un document que des personnes handicapées intellectuelles soient systématiquement impliquées dans les processus d’écriture, de traduction ou de relecture]. En d’autres termes : « Ne venez pas nous parler : embauchez-nous ! »
- Sensibiliser et former à l’accessibilité toute personne travaillant autour du numérique (développement web, réseau, ergonomie, design, communication…). Peu d’écoles d’informatique et de communication ont des cours sur l’accessibilité numérique, pourtant « il faut former pour avoir les techniques et sensibiliser pour comprendre l’intérêt de les appliquer. »
En s’alignant sur les situations les plus empêchées, cela favorise plus largement l’accessibilité des vingt millions de personnes qui se trouvent en difficulté face au numérique sur le territoire français : personnes handicapées, personnes allophones, personnes âgées, personnes isolées vivant en milieu rural, familles monoparentales…