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RESSOURCE

Les émotions démocratiques « Comment former le citoyen du XXIème siècle ? »

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Roseline Le Squère
Community Hero (Gold Member).
EPALE Ambassador.

L'ouvrage a été lu dans sa version française. La synthèse qui suit relève d'une lecture et analyse personnelle. L'ouvrage, dans sa version française a été traduit de l’anglais : Not for Profit : why democracy needs the humanities, Princeton University Press, 2010. L'article qui suit a été rédigé par Roseline Le Squère, expert thématique EPALE France. 

Quelques lignes de résumé 

L'ouvrage part du constat d'une crise silencieuse dans l'éducation, où les humanités (littérature, histoire, philosophie, arts) sont délaissées au profit d'une formation axée sur la rentabilité et la performance économique. Nussbaum argumente que cette tendance met en péril les fondements mêmes de la démocratie. 

Présentation de l’ouvrage et de ce que nous pouvons en retenir, au service de l’éducation des adultes citoyens :

Dans un contexte où le développement des compétences psychosociales est discuté au niveau national et donne lieu à des expérimentations dans les établissements scolaires et les services publics qui les accompagnent ; couplé à une attente forte, au niveau européen, sur l’éducation à la citoyenneté, l’ouvrage de Martha Nussbaum donne matière à réfléchir les humanités en tant que références essentielles pour développer ce que Nussbaum appelle les "émotions démocratiques".

Qui est Martha Nussbaum ? 

Martha Nussbaum, née le 6 mai 1947, est une philosophe américaine qui s'intéresse particulièrement à la philosophie antique, au droit et à l'éthique. Elle développe une œuvre d'inspiration explicitement aristotélicienne, portant notamment sur l'amour, la justice ou la démocratie. De plus, elle acquiert à partir des années 2000 une notoriété internationale par sa défense de l'éthique des capabilités, notion empruntée à l'économiste Amartya Sen. Martha Nussbaum enseigne à l'université de Chicago. Son champ d’études couvre un territoire très vaste : elle aborde notamment le droit, la religion et les humanités, ou encore le féminisme et les questions de genre. Ces émotions, dites « démocratiques » telles que l'empathie, la compassion et le respect, sont cruciales pour former des citoyens capables de: 

1.           Se préoccuper de la vie des autres ;

2.           Comprendre l'impact des décisions politiques sur les expériences de vie de leurs concitoyens ;

3.           Imaginer une variété de problèmes affectant le développement humain ;

4.           Percevoir leur pays comme faisant partie d'un ordre mondial complexe.

Nussbaum souligne l'importance de « l’imagination narrative », développée notamment par la littérature et les arts, qui permet de se mettre à la place d'autrui et de développer une compréhension plus profonde de la diversité humaine. L'auteure propose une approche éducative inspirée de penseurs comme Socrate, Rousseau, et Dewey, mettant l'accent sur le développement de l'esprit critique, la culture du débat, et l'ouverture d'esprit. Elle plaide pour une éducation qui ne se contente pas de transmettre des connaissances, mais qui forme des citoyens capables de penser par eux-mêmes et de participer activement à la vie démocratique. En conclusion, Nussbaum présente son livre comme un « manifeste » en faveur des humanités, arguant qu'elles sont indispensables pour cultiver les émotions et les capacités nécessaires à une citoyenneté démocratique éclairée et engagée. Elle met en garde contre une éducation uniquement tournée vers le profit, qui risquerait de produire des générations de citoyens techniquement compétents mais dépourvus des qualités essentielles pour maintenir et faire prospérer une culture démocratique.

Les humanités dans l'éducation de Martha Nussbaum

Sur quoi s’appuie l’importance des humanités dans l’éducation que M. Nussbaum défend vigoureusement ? Plusieurs arguments émergent à travers l’ouvrage : 

  • Développement des émotions démocratiques :

Nussbaum soutient que les humanités cultivent des émotions essentielles à la vie démocratique, comme citées précédemment : ce sont, par exemple, l'empathie, la compassion et le respect. Ces émotions permettent aux citoyens de se mettre à la place des autres, de comprendre leurs expériences et de développer un sens de la justice et de l'intérêt commun

  • Imagination narrative :

L'auteure met en avant l'importance de l'imagination narrative, développée par la littérature et les arts, qui permet aux individus de comprendre et de ressentir les perspectives d'autrui. Cette capacité est cruciale pour une participation éclairée et empathique dans une démocratie.

  • Critique de l'éducation axée sur la rentabilité :

Dès le début de son ouvrage, Nussbaum résumé les positions des Pays de manière très claire et alertante : 

“De profonds changements affectent ce que les sociétés démocratiques enseignent aux jeunes, et ces changements n’ont pas été suffisamment examinés. Avides de profit national, les Etats et leurs systèmes éducatifs bradent avec insouciance des atouts indispensables à la survie des démocraties. Si la tendance se prolonge, les Etats du monde entier produiront bientôt des générations de machines efficaces, mais non des citoyens complets, capables de penser par eux-mêmes, de critiquer la tradition et de comprendre ce que signifient les souffrances et les succès d’autrui. L’avenir des démocraties mondiales est en jeu. 

Quels sont donc ces changements profonds ? Dans presque tous les pays du monde, les arts et les humanités sont amputés, à la fois dans le cycle primaire, le cycle secondaire et à l’université. Les décideurs politiques y voient des fioritures futiles, à un moment où les pays doivent se débarrasser de tous les éléments inutiles pour rester compétitifs sur le marché mondial ; arts et humanités perdent rapidement leur place dans le cursus éducatif, et simultanément dans l’esprit et le cœur des parents et des enfants. De fait, ce qu’on peut désigner comme les aspects humanistes de la science et des sciences sociales – l’imagination, la créativité, la pensée critique rigoureuse – perd également du terrain au fur et à mesure que les Etats préfèrent poursuivre un profit à court terme en cultivant les qualifications techniques hautement spécialisées qui répondent à cet objectif. » (p.9-10)

Nussbaum critique ainsi l'orientation actuelle de l'éducation qui privilégie la rentabilité économique et la performance technique au détriment des humanités. Elle argue que cette approche produit des citoyens techniquement compétents mais dépourvus des qualités nécessaires pour maintenir une démocratie vivante et engagée

  •  Formation de l'esprit critique :

Les humanités encouragent la réflexion critique et le questionnement socratique, essentiels pour développer des citoyens capables de penser par eux-mêmes et de débattre de manière constructive. Nussbaum fait référence à des penseurs comme Socrate, Rousseau, et Dewey pour illustrer l'importance de cette approche éducative

  • Dimension psychologique et sociale :

L'auteure fonde également sa défense des humanités sur des arguments psychologiques et sociaux, affirmant que les arts et les humanités jouent un rôle crucial dans la formation des individus en tant qu'êtres sociaux et empathiques, capables de comprendre et de respecter la diversité humaine. Aussi, Martha Nussbaum plaide pour une réintégration des humanités dans les curricula éducatifs, non pas comme un luxe, mais comme une nécessité pour former des citoyens capables de soutenir et de faire prospérer les valeurs démocratiques dans un monde globalisé et complexe.

Penser les modèles et les actes pédagogiques au service d’une éducation à la citoyenneté

Au cœur de son ouvrage, l’auteure invite à penser les modèles et les actes pédagogiques au service d’une éducation à la citoyenneté. « Quelles leçons tirer de cette analyse lorsque nous nous demandons ce que l’école peut et doit faire pour produire des citoyens dans et pour une démocratie saine ? 

L’école peut : 

  • Développer la capacité des élèves à voir le monde du point de vue des autres, en particulier de ceux que leur société dépeint comme inférieurs, comme de « simples objets » ; 
  • Enseigner des comportements à l’égard de la faiblesse et de la vulnérabilité humaines qui suggèrent que la faiblesse n’est pas honteuse et qu’avoir besoin des autres n’est pas la preuve d’un manque de virilité ; enseigner aux enfants à ne pas avoir honte du besoin et de l’incomplétude, mais à y voir des occasions de coopération et de réciprocité ;
  • Développer la capacité d’attention véritable aux autres, qu’ils soient proches ou lointains ;
  • Affaiblir la tendance à se tenir à distance des différentes minorités, en leur manifestant du dégoût et en les considérant comme « inférieures » ou « contagieuses » ;
  • Enseigner des faits réels et vrais sur les autres groupes (minorités raciales, religieuses et sexuelles ; handicapés) pour s’opposer aux stéréotypes et au dégoût qui les accompagne souvent ;
  • Promouvoir la responsabilité en traitant chaque enfant comme un agent responsable ;
  • Promouvoir énergiquement la pensée critique, la capacité et le courage requis pour élever une voix différente.

C’est un programme gigantesque. Il doit être mis en œuvre avec une attention constante aux circonstances sociales locales, et une connaissance fouillée des problèmes et des ressources locaux. Et il faut l’aborder non seulement par le contenu de l’éducation, mais également par la pédagogie, vers laquelle je me tourne à présent ». 

Fin du chapitre 3, p. 61-62, L’éducation des citoyens : émotions morales (et amorales). 

Liens entre les "capacités" et les émotions dans le contexte de la formation des citoyens et du développement humain 

Dans bien des projets européens, les consortia ont travaillé sur les « capabilities » ou « capacités » en français, objet d’observation et d’expérimentation pour amener à penser différemment les pédagogies, notamment en formation continue et formation pour adultes. Quels liens entre les « capabilities » et émotions démocratiques ? 

D'après les travaux de Martha Nussbaum, il existe des liens importants entre les capabilities (capacités)[1] et les émotions dans le contexte de la formation des citoyens et du développement humain : 

  • Les émotions comme capacités essentielles : Nussbaum considère certaines émotions, notamment l'empathie et la compassion, comme des capacités fondamentales que les citoyens doivent développer pour participer pleinement à la vie démocratique.
  • Rôle des émotions dans le développement des capacités : Les émotions, en particulier l'"imagination narrative" cultivée par les arts et la littérature, permettent de développer des capacités cruciales comme : 
  • Émotions démocratiques et capabilities : Nussbaum argue que les « émotions démocratiques » comme l'empathie et le respect sont nécessaires pour développer les capacités de : 
  • Lien avec l'approche des capacités : dans ses travaux sur le développement humain, Nussbaum lie les émotions à sa théorie des capacités (capabilities approach), suggérant que la cultivation de certaines émotions est essentielle pour permettre aux individus de développer pleinement leurs capacités et de mener une vie épanouie.
  • La capacité à se mettre à la place d'autrui
  • La capacité à comprendre les expériences diverses des autres citoyens
  • La capacité à percevoir les enjeux complexes affectant la société
  • Participation citoyenne éclairée
  • Compréhension de l'impact des décisions politiques
  • Engagement dans le débat public
  • Critique de l'éducation axée uniquement sur le profit : Nussbaum souligne que négliger les humanités et les émotions qu'elles cultivent au profit d'une éducation purement technique risque de limiter le développement des capacités essentielles à la citoyenneté démocratique.

Aussi, Martha Nussbaum considère les émotions, en particulier celles cultivées par les humanités, comme des éléments cruciaux pour développer les capacités nécessaires à une citoyenneté active et à l'épanouissement humain dans une société démocratique. 2024 marque une année de tournants où la démocratie n’aura jamais été autant questionnée que depuis des décennies. Comme je l’indiquais en début d’article, les enjeux en matière d’éducation à la citoyenneté sont très forts. Cet ouvrage nous invite à questionner les modèles, en particulier pédagogiques, afin de ne pas négliger les apprentissages qui font humanité, et peuvent donner aux citoyens les moyens de grandir tout au long de leur vie dans ces valeurs démocratiques. 

[1] La théorie des capabilities (ou approche par les capabilités) est un cadre conceptuel développé principalement par l'économiste Amartya Sen et la philosophe Martha Nussbaum.

Resource Details
les emotions democratiques martha nussbaum.
ISBN
978-2-0812-5954-6
Auteur de la ressource
Martha Nussbaum
Type de ressource
Autre
Pays
Europe
Date de publication
Langue du document
Français
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